Le Commissaire à la langue française débute en force!

2023/06/14 | Par Frédéric Lacroix

Le Commissaire à la langue française nouvellement nommé, M. Benoit Dubreuil, vient de déposer à l’Assemblée nationale son premier rapport d’activités. Il s’agit d’un document bien tassé d’une cinquantaine de pages qui contient plusieurs constats qui sont, à mon avis, accablants:

Recul du français. Le commissaire reconnait que le ciel est bleu, c’est-à-dire que le français recule au Québec pendant que l’anglais progresse (p. 45) : « Alors que le français recule, l’anglais dans la sphère privée progresse et n’est pas affecté négativement par la croissance rapide de l’immigration. L’augmentation de la présence de l’anglais comme langue maternelle et comme langue d’usage est un retournement historique… »

L’immigration anglicise le Québec. Le tableau 4 du rapport (p. 26) démontre que la « première langue officielle parlée » (PLOP, un indicateur problématique à mon avis, mais passons) est à 87,8% pour le français pour les non-immigrants, mais à seulement 54,3% pour les immigrants. Les immigrants sont 2,5 fois plus nombreux à avoir l’anglais comme PLOP que les non-immigrants.

En clair, l’immigration anglicise le Québec; cette conclusion est incontournable. Et le français est seulement marginalement plus présent pour les immigrants économiques sélectionnés par le Québec (60,3%) comparativement aux immigrants parrainés (55,5%) ou aux réfugiés (49,5%). Ce tableau illustre – dramatiquement – la faiblesse du français comme langue d’intégration des immigrants au Québec.

Qui plus est, la place du français est de seulement 44,9% pour les immigrants ayant bénéficié d’un permis d’études (l’anglais étant à 33,8%). L’éléphant dans la pièce ici, ce sont les institutions postsecondaires anglaises qui accueillent un nombre disproportionné d’étudiants internationaux (et futurs immigrants) et les intègrent à la communauté anglophone. Cela ne peut plus durer.

Langue privée/langue publique. Il existe un lien fort entre la langue privée et la langue publique (p. 31). Pour ce qui est de la langue de travail, par exemple, seuls ceux qui parlent français à la maison utilisent majoritairement le français au travail. Ces données (déjà connues cependant) devraient normalement mettre un terme aux lubies de ceux qui prétendent qu’il existerait un comportement privé totalement disjoint du comportement public en ce qui concerne la langue. Les deux comportements sont fortement corrélés et sont des vases communicants.

L’immigration temporaire anglicise durablement. Si l’utilisation du français au travail par les immigrants s’est améliorée à partir des années 1980, on note une dégradation majeure entre 2016 et 2021, alors que la proportion de ceux qui travaillent en français de façon « prédominante » a chuté de 10 points (de 66,3% à 56,3%) et que l’anglais a augmenté de presque 10 points (à 31,1%). Le commissaire pointe du doigt l’explosion du nombre d’immigrants « temporaires » (346 000 personnes en 2022, soit 4% de la population!). Chez les immigrants temporaires, l’anglais s’établit comme langue commune (p. 34).

Qui plus est (p. 46), « le français est moins utilisé au travail chez les personnes immigrantes qui ont préalablement séjourné au Québec, grâce à un permis d’études ou un permis de travail, que chez celles qui sont arrivées comme demandeuses d’asile ou qui ont été admises sans expérience préalable ». En clair, la durée de séjour au Québec n’a pas d’effet francisant. Voilà qui démolit une autre idée reçue.

Le pays de naissance et la langue commune. Le tableau 10 (p. 37), qui présente la langue utilisée la plus souvent au travail par les immigrants en fonction du pays de naissance, est atterrant. Les immigrants provenant d’Inde, des Philippines, des États-Unis se distinguent par un usage quasi exclusif de l’anglais au travail (86,0%, 88,6% et 68,8%). Plusieurs autres pays, comme l’Égypte, l’Iran, la Syrie, la Chine se démarquent aussi par une utilisation très élevée de l’anglais au travail.

Même les immigrants originaires du Mexique (des francotropes traditionnellement) utilisent l’anglais à hauteur de 23,9%; est-ce là un signe que de nombreux Mexicains séjournent maintenant aux États-Unis avant d’arriver chez nous? Il est surprenant également de noter, par exemple, que les Français utilisent plus l’anglais au travail que les Algériens (11,6% contre 4,6%); un effet de l’accueil en anglais de milliers d’étudiants français annuellement à McGill?

Dans un pays normal, évidemment, il n’y aurait pas de lien marqué entre le pays de naissance et la langue de travail. Tout le monde utiliserait majoritairement la langue officielle. Le poids du français comme langue d’intégration est si faible au Québec que l’origine des immigrants pèse plus lourd que le concept de « langue commune ».

Langue des études postsecondaires. Le Commissaire souligne l’impact déterminant des études postsecondaires sur la « langue d’usage public » (p. 42). Le fait d’avoir étudié en anglais au cégep et à l’université a un impact énorme sur la préférence pour le service en français (qui est divisé par deux pour les francophones, divisé par 3,5 pour les allophones et augmenté d’un facteur 5 pour les anglophones). Il note (p. 47) : « Le fait d’avoir effectué ses études postsecondaires en anglais est étroitement lié à l’utilisation prédominante de l’anglais sur le marché du travail et dans l’espace public. »

Ce rapport pulvérise la prétention de la CAQ de ne pas tenir compte de l’immigration temporaire dans la planification de l’immigration. Cette immigration temporaire constitue en effet un vecteur d’anglicisation absolument majeur au Québec.

Le Commissaire mine également la prétention de la CAQ de conserver la politique du « libre-choix » de la langue d’enseignement au postsecondaire, un libre-choix qui anglicise de façon majeure les allophones et, aussi, les francophones. Il est plus que temps d’imposer la loi 101 au cégep.

Mes bémols à la lecture de ce rapport sont peu nombreux. Les tableaux 2 et 3, par exemple, de la section « Suivi de la situation linguistique » devraient à mon avis montrer les chiffres non pas seulement pour les réponses uniques, mais également après répartition égale des réponses multiples. Comme le taux de réponses multiples varie d’un recensement à l’autre, la non-répartition de ces réponses ne permet pas d’effectuer dans le temps un suivi rigoureux de la situation.

Ce qu’il faut saluer ici, en plus des constats établis par le Commissaire, c’est la clarté, la lisibilité du rapport. Pour la première fois, depuis probablement une génération, la situation linguistique, dans un document officiel relevant de l’Assemblée nationale, est dépeinte clairement, sans fard, et devient intelligible pour le commun des mortels. Il faut contraster ce rapport avec les volumineuses briques déposées aux cinq ans par l’Office québécois de la langue française, briques contenant des milliers de chiffres, mais aucune synthèse, et qui ont servi pendant longtemps à étouffer plutôt qu’à nourrir le débat. La création de ce poste est peut-être l’aspect le plus « structurant » de la loi 96.

Chose certaine, la classe politique pourra difficilement continuer, comme elle l’a fait en grande partie jusqu’à présent, d’ignorer ces constats.