Cowboys fringants : Qui reprendra le flambeau?

2023/11/28 | Par Simon Rainville

Quoi dire sur Karl Tremblay qui n’a pas déjà été dit? Le chanteur charismatique, l’ami fidèle et généreux, le père dévoué. Quoi dire sur les Cowboys fringants qui n’a pas déjà été dit? Le groupe charismatique, les musiciens fidèles et généreux, les vedettes dévouées. Tremblay était l’image du groupe et le groupe était l’image du Québec. Comme Beau dommage, Harmonium ou les Colocs à leur époque.

Les commentaires sont unanimes. Même les très fédéralistes Canadiens de Montréal du « grand Québécois » Geoff Molson ont rendu hommage à Tremblay. Même la très « neutre et objective » Radio-Canada a laissé un de ses journalistes témoigner de son amour du groupe dans une langue qui était tout sauf platement radio-canadienne. À n'en point douter, nous sommes devant un phénomène rare.

Une rare unanimité

Aucune voix dissonante. Aucun scandale sur l’homme ou le groupe. En 25 ans de carrière, à une époque où l’on crie au loup devant un petit chaperon rouge, ce n’est pas rien. Et ce n’est pas parce que le groupe et le chanteur étaient drabes comme la plupart des vedettes actuelles. Loin de là. Ils prenaient position et leurs textes étaient souvent politisés. Leurs chansons offraient une dignité et une visibilité aux simples et aux humbles alors que les célébrités ne parlent bien souvent que de leur ego. C’est déjà bien.

Une seule entorse – positive – à la règle dans leur parcours. Lors de la Saint-Jean-Baptiste de 2005, le groupe avait créé sa propre Fête nationale puisque la fête officielle était devenue, dans la torpeur postréférendaire dont ne sommes toujours pas sortis, tout sauf nationale. Avec d’autres groupes indépendantistes, dont Loco Locass, ils voulaient redonner une voix à cette idée au sein de cette fête transformée tristement en festivité commerciale et apolitique. « Si c’est ça le Québec moderne/ Ben moi je mets mon drapeau en berne », chantait très justement Tremblay.
 
Évidemment, cela avait créé un « scandale » en « polarisant » le Québec, mot à la mode pour qualifier tout ce qui sort du cadre de la « normalité » commercialisée. Comme si la politique n’était pas par essence « polarisante ». S’il s’agissait en partie d’une guerre entre générations – la fête officielle étant monopolisée par la génération précédente –, les Cowboys fringants ont fini par se créer un nid dans toutes les tranches d’âge, signe d’un groupe réellement national.

Mais le groupe refusait continuellement de jouer le jeu médiatique. C’est une des choses fascinantes à leur sujet. Ils étaient omniprésents, siégeant comme une évidence au cœur de la chanson québécoise actuelle, mais ils évitaient régulièrement les médias et leurs réseaux sociaux étaient minimalistes. C’est leur sincérité et leur talent qui ont conquis les Québécois.

Comme une évidence dans le paysage culturel

Je n’ai jamais été un grand admirateur des Cowboys fringants. Je les ai vus quelques fois en spectacle, pour accompagner des amis ou à la Saint-Jean-Baptiste. Ils m’ont ébahi à chaque occasion. Mais, comme tout le monde, je connais par cœur leurs succès tant ils ont joué à la radio. C’est cette évidence qui vient de nous être dérobée : tout peut disparaître, même l’évidence.

Pour tout dire, depuis Break syndical, je trouvais souvent leurs textes rose bonbon, leur engagement un peu entendu, leur originalité limitée. Question de goût, de sensibilité, d’esthétique, de tempérament. Pourtant, j’ai gardé un grand respect pour Tremblay et son groupe. Comme si je comprenais instinctivement que, malgré le fait que leur art me plaisait moyennement, j’étais devant un groupe important. Mes amis, ma famille, mon pays ne pouvaient pas se tromper sur ce groupe.

La Grand-messe. C’est le titre d’un de leurs albums les plus célèbres. Tous les commentateurs l’ont souligné : la connexion avec leur public relevait pratiquement du sentiment religieux. Au Téléjournal avec Céline Galipeau, visiblement ému et transi, Robert Charlebois disait qu’il n’avait jamais vu une telle communion entre un groupe et son public, pas même lorsqu’il chantait en compagnie de Gilles Vigneault et Félix Leclerc au spectacle mythique J’ai vu le loup, le renard, le lion. Ce n’est pas rien. C’est même beaucoup. C’est du sérieux.

Des thèmes québécois

Le hasard a fait que la veille de la mort de Tremblay, j’assistais au spectacle La descente aux affaires de Fred Pellerin à l’Assomption, la ville où le chanteur a passé une bonne partie de sa vie et où il rendait son dernier souffle. Avec son intelligence subtile et sa sensibilité drue, Pellerin, lui aussi artiste indépassable dans notre culture, y réfléchit à notre rapport à l’argent parfois avare, à l’amour souvent mal mené et malmené, à la mort toujours furtive. « Il est toujours plus tard qu’on pense », chante-t-il.

Ce sont là des thèmes partagés avec les Cowboys fringants, qui nous ramènent à notre identité et à notre culture, à notre tréfonds, à notre tradition, à notre histoire, à qui nous sommes. Pellerin interroge notre rapport à l’argent au moment où son succès commercial est à son apogée. Pourtant, il semble être demeuré humble, à l’image des Québécois. Tremblay et son groupe partagent cette humilité.

C’est sûrement là une explication de l’amour inconditionnel que porte le public à Pellerin et aux Cowboys fringants : ils nous incarnent, ils nous montrent ce que nous sommes, ce que nous avons tendance à oublier, à vouloir cacher, ce avec quoi l’on aimerait parfois tant rompre pour s’abandonner dans le grand tout américain et rejoindre enfin la « normalité » de l’Amérique du Nord.

Un symbole

À l’image de ce qu’est présentement le Québec, les Cowboys fringants ont fait de la musique festive, mais leurs textes étaient souvent pessimistes, cyniques, voire défaitistes. D’autres paroles sont plutôt lumineuses, vivifiantes et pleines d’empathie, mais elles me semblaient de moins en moins fréquentes plus les années passaient. Cette dialectique, cette apparente contradiction, nous résume. Sous couvert d’humour et de fête, nous sommes souvent désabusés. Cette alchimie est celle de bien des Québécois, où tout passe par l’humour, l’autodérision du colonisé et l’humilité obligée.

Le parallèle avec le dernier grand groupe québécois est sans équivoque : Dédé Fortin des Colocs frappait de son marteau le même alliage, avec la même réception du public. C’est cette fragilité angoissée, tapie dans l’ombre de l’humour et de la réjouissance obligée, qui nous tient souvent lieu de référent commun, faute de mieux. Mais elle témoigne au moins de notre existence en tant que nation. C’est déjà beaucoup.

Remplir le silence

Pellerin termine son spectacle par la très belle chanson « Silence ». Je ne sais pourquoi, mais elle m’a chamboulé encore plus qu’à l’habitude. Le lendemain, je l’ai écoutée en boucle… jusqu’à l’annonce de la mort de Tremblay.  Et c’est là que l’évidence m’a sauté aux yeux : dans l’immédiat, son silence ne sera pas rempli par le son d’un autre chanteur. Avec lui, c’est aussi une partie du Québec qui meurt. Une partie de notre originalité. Sa mort rappelle notre fragilité, notre hésitation, notre manque d’assurance face à l’avenir et à nous-mêmes.

Je ne connais pas les projets des membres restants. S’ils devaient poursuivre, les Cowboys fringants ne seront plus les mêmes sans Tremblay. On nous dit qu’un album posthume verra le jour. Après, la voie sera libre pour une nouvelle voix au Québec. Ce trou immense que perce la mort du chanteur interpelle dorénavant la jeune génération : qui prendra la relève? Qui sera assez québécois pour s’assumer et incarner ce que nous sommes?  Qui suivra la lignée des Vigneault, Leclerc, Julien, Charlebois, Fiori, Piché, Fortin et Tremblay?