Palestine, le spectre de l’expulsion

2023/12/06 | Par Gilbert Achcar

Extrait d’un article publié dans l’édition du mois de décembre du Monde diplomatique.
 

Gilbert Achcar est professeur en études du développement et relations internationales à l’École des études orientales et africaines (SOAS) de l’université de Londres.

Dans la foulée du 7 octobre, le ministère du renseignement israélien — que dirige une autre membre du Likoud, Mme Gila Gamliel, et qui assure la coordination entre le service extérieur, le Mossad, et le service intérieur, le Shabak, sous l’égide du premier ministre — s’est attelé à l’élaboration d’un plan pour Gaza. Finalisé le 13 octobre, ce projet, dont on doit la divulgation quinze jours plus tard au site israélien contestataire Mekomit, est intitulé « Options pour une politique à l’égard de la population civile de Gaza » (8). Il envisage trois scénarios : a) les habitants de Gaza restent dans la bande et sont gouvernés par l’Autorité palestinienne ; b) ils y restent, mais sont gouvernés par une autorité locale ad hoc, mise en place par Israël ; c) ils sont évacués de Gaza vers le désert égyptien du Sinaï.

Le document considère que les options a et b souffrent d’importantes lacunes, aucune d’elles ne pouvant produire un « effet dissuasif » suffisant à long terme. Quant à l’option c, elle « produira des résultats stratégiques positifs à long terme pour Israël » et est jugée « réalisable » à condition que l’« échelon politique » fasse preuve de détermination face à la pression internationale et parvienne à s’assurer du soutien des États-Unis et d’autres gouvernements pro-israéliens. Chacune des trois options est ensuite détaillée.

Le scénario envisagé pour la troisième, que privilégie le ministère, commence par le déplacement de la population civile de Gaza hors de la zone des combats, suivi de son transfert vers le Sinaï égyptien. Dans un premier temps, les réfugiés y seront abrités sous des tentes. « L’étape suivante comprendra la création d’une zone humanitaire pour aider la population civile de Gaza et la construction de villes dans une zone dédiée à leur relocalisation, dans le nord du Sinaï », tout en maintenant un périmètre de sécurité de part et d’autre de la frontière.

Le document décrit ensuite la façon de parvenir au transfert de la population gazaouie. Il préconise d’appeler à l’évacuation des non-combattants de la zone des affrontements armés tout en concentrant les bombardements aériens sur le nord de Gaza pour ouvrir la voie à une offensive terrestre, jusqu’à l’occupation de toute l’enclave. Ce faisant, « il est important de laisser ouvertes les routes vers le sud pour permettre l’évacuation de la population civile vers Rafah », où se trouve l’unique poste-frontière égyptien. Le document note que cette option s’inscrit dans un contexte mondial où les déplacements de populations à grande échelle se sont banalisés, notamment avec les guerres d’Afghanistan, de Syrie et d’Ukraine.

Le 13 octobre, le jour même de la finalisation de cette note du ministère du renseignement, l’armée israélienne appelait la population du nord de Gaza à se diriger vers le sud. Le 30 octobre, le Financial Times rapportait que M. Netanyahou avait démarché les gouvernements européens pour qu’ils exercent une pression sur l’Égypte afin qu’elle ouvre la voie au passage des réfugiés de Gaza au Sinaï (9). Soutenue par quelques participants au sommet européen réuni les 26 et 27 octobre, cette perspective aurait été jugée non réaliste par Paris, Berlin et Londres.

Selon le ministère du renseignement israélien, l’Égypte aurait toutefois l’obligation, en vertu du droit international, de permettre le passage de la population civile. En échange de sa coopération, elle devrait recevoir une aide financière pour alléger la crise économique dont elle pâtit. Or, bien que confronté à une dette considérable dont le service s’approche des 10 % du produit intérieur brut (PIB), le président égyptien, M. Abdel Fattah Al-Sissi, s’est montré catégoriquement opposé à tout transfert de population de Gaza sur le territoire national. Son gouvernement a même organisé une campagne d’affichage proclamant « Non à la liquidation de la cause palestinienne aux dépens de l’Égypte ».
 

Un État palestinien créé dans le cadre des accords d’Oslo ne saurait être plus qu’un bantoustan

La raison de ce refus n’est certes pas l’attachement à cette cause. Elle a été publiquement exprimée par le président égyptien en présence du chancelier allemand, M. Olaf Scholz, venu au Caire le 18 octobre pour le sonder au sujet de cette perspective. M. Al-Sissi a souligné que le transfert de la population de Gaza au Sinaï ferait du territoire égyptien « une base pour le lancement d’opérations contre Israël », mettant ainsi en péril les rapports entre les deux pays (10). Le gouvernement égyptien sait à quel point la question palestinienne peut être explosive, d’autant qu’elle a été rechargée à bloc par la guerre en cours. De même, le gouvernement jordanien, alarmé par l’intensification en Cisjordanie, depuis le 7 octobre, des exactions menées par les colons et des opérations de l’armée israélienne, a mis en garde contre tout déplacement des Palestiniens au-delà du Jourdain.

Les partisans israéliens du transfert des Gazaouis peuvent toutefois tabler sur la concentration à la frontière avec l’Égypte d’une grande masse de personnes fuyant le rouleau compresseur des forces d’invasion, qui pourrait déborder les gardes-frontières égyptiens. Par ailleurs, le refus du Caire a poussé la ministre du renseignement, Mme Gamliel, à lancer le 19 novembre un appel à la communauté internationale afin qu’elle accueille les Palestiniens de Gaza et finance leur « réinstallation volontaire » dans le monde entier, plutôt que de mobiliser des fonds pour la reconstruction de l’enclave (11).

Washington s’est toutefois prononcé catégoriquement contre la relocalisation des Palestiniens hors de Gaza. Tout en apportant un soutien sans réserve à la guerre menée par Israël, les responsables américains ont multiplié les déclarations mettant en garde leur allié. Dès le 15 octobre, dans un entretien avec la chaîne CBS, le président américain signifiait clairement qu’il s’opposait à une nouvelle occupation de Gaza tout en admettant qu’il est indispensable pour Israël d’envahir la bande afin d’en éradiquer le Hamas (12). Cela explique le refus de Washington, imité par plusieurs capitales occidentales, d’appeler au cessez-le-feu tant que ce dernier objectif n’a pas été atteint. En somme, les États-Unis et leurs alliés approuvent l’occupation temporaire de l’enclave afin d’en déloger le Hamas, mais souhaitent que cela soit suivi du retrait des troupes israéliennes.

L’option que prône Washington est la relance du processus enclenché par les accords d’Oslo et parvenu au point mort depuis la seconde Intifada au tournant du siècle. « Il faut qu’il y ait un État palestinien », a affirmé M. Biden sur CBS. Pour cela, il souhaite que le pouvoir à Gaza soit remis entre les mains de l’Autorité palestinienne, dont le siège est à Ramallah. Dans une tribune publiée le 18 novembre dans le Washington Post, le président américain a réaffirmé sa préférence pour une solution à deux États en appelant à unifier Gaza et la Cisjordanie sous une Autorité palestinienne « revitalisée ».

Cette option est privilégiée par les gouvernements occidentaux, mais aussi par Moscou et par Pékin de même que par la plupart des États arabes. Elle est soutenue par une partie de l’opposition israélienne qui approuve cependant l’annonce faite par M. Netanyahou qu’Israël restera « indéfiniment » chargé de la sécurité à l’intérieur de Gaza (13). C’est la position qu’a exprimée le dirigeant actuel de l’opposition israélienne, M. Yaïr Lapid, dont le parti a refusé de participer au cabinet de guerre (14).

L’inanité de l’option de résurrection du processus d’Oslo et de création d’un État palestinien est évidente à la lumière même de sa contradiction criante avec ce qu’annonce Israël. Au demeurant, un État palestinien créé dans le cadre des accords d’Oslo ne saurait être plus qu’un bantoustan soumis au bon vouloir d’Israël — loin des conditions minimales sans lesquelles aucun règlement pacifique ne pourrait être accepté par les Palestiniens : retrait total d’Israël de tous les territoires occupés en 1967, démantèlement des colonies et aménagement du retour des réfugiés. Ces conditions ont été énoncées en 2006 dans le document élaboré par un collectif de prisonniers palestiniens détenus dans les geôles israéliennes, et approuvé par la quasi-totalité des organisations palestiniennes, y compris les différentes composantes politiques de l’OLP et le Hamas.

Il est beaucoup plus à craindre que la guerre en cours ne débouche effectivement sur une nouvelle nakba, comme les Palestiniens l’ont très tôt pressenti et comme l’ont ouvertement annoncé des politiciens israéliens, avec à la clé un problème de réfugiés sur le sol égyptien ou, tout au moins, de « déplacés internes » dans des camps au sud de Gaza. Il est évident, par ailleurs, que l’objectif même d’éradiquer une organisation implantée dans la population comme l’est le Hamas à Gaza ne saurait être atteint sans un massacre de très grande ampleur. Tout cela montre à quel point l’empressement des capitales occidentales à exprimer leur soutien inconditionnel à Israël était irresponsable. Il se retournera inévitablement contre leurs intérêts et leur propre sécurité. La fin de partie réelle à Gaza sera toutefois déterminée par l’évolution des combats au sol et de la pression internationale sur Israël.
 

(8)  L’adresse de ce site est www.mekomit.co.il. Le document a été traduit en anglais par le magazine en ligne judéo-arabe +972 sous le titre « Expel all Palestinians from Gaza, recommends Israeli gov’t ministry », 30 octobre 2023.

(9)  Henry Foy, Leila Abboud, Donato Paolo Mancini et Andrew England, « Netanyahu lobbied EU to pressure Egypt into accepting Gaza refugees », Financial Times, Londres, 30 octobre 2023.

(10)  Nayera Abdallah, Nadine Awadalla et Mohamed Wali, « Egypt’s Sisi rejects transfer of Gazans, discusses aid with Biden », Reuters, 18 octobre 2023.

(11)  Gila Gamliel, « Victory is an opportunity for Israel in the midst of crisis », The Jerusalem Post, 19 novembre 2023.

(12)  Scott Pelley, « President Joe Biden : The 2023 60 minutes interview transcript », CBS News, 15 octobre 2023.

(13)  Alexandra Hutzler, « Netanyahu to ABC’s Muir : “No cease-fire” without release of hostages », ABC News, 7 novembre 2023. Le président israélien Isaac Herzog a confirmé ce dessein dans un entretien publié par le Financial Times le 16 novembre (Andrew England et James Shotter, « Israel will maintain “very strong force” in Gaza, says president »).

(14)  Victoria Kim et Matthew Rosenberg, « Israel signals future role in Gaza as fighting enters second month », NYT Live, 7 novembre 2023.