Depuis peu, la CAQ a au moins changé dans un domaine. Plutôt que de la «flexibilité», elle demande dorénavant à ses fonctionnaires de la « souplesse ». Le nœud du problème s’y trouve, mais les médias font preuve de cécité volontaire ou d’incompétence. Ils ne veulent soit pas en parler parce que « c’est trop compliqué », soit parce qu’ils n’y comprennent rien et ne s’y intéressent pas réellement. Ce qui achoppe, bien avant les salaires, c’est précisément cette souplesse qui n’est jamais nommée pour ce qu’elle est : la précarisation des travailleurs et un casse-tête d’organisation. Les messages du gouvernement sont parfois repris presque sans discernement par les commentateurs. C’est difficile à comprendre, presque autant que la stratégie caquiste.
Le nœud du problème est nié
Par exemple, Alec Castonguay disait en débat au Téléjournal le 6 décembre que le gouvernement Legault s’attendait à ce que les syndiqués acceptent de «rendre plus de services en échange d’augmentations de salaire». Comme si la proposition de la CAQ était une augmentation alors qu’elle est une perte de pouvoir d’achat. Comme s’il y avait un lien entre le salaire et le nombre de services rendus. Comme si les syndiqués étaient contre le fait d’offrir de meilleurs services. Ce que demande la CAQ n’est pas une amélioration de l’organisation du travail : c’est une augmentation de la charge d’employés qui disent déjà être à bout de souffle.
Les « anges gardiens » avec lesquels les caquistes nous cassaient les oreilles lors de la pandémie se sont fait couper les ailes. Depuis le retour à la «normalité», les problèmes qui existaient avant ne sont pas disparus comme par magie, même si le gouvernement semble croire que les infirmières ont des pouvoirs surnaturels. La CAQ montre de la souplesse dans ses principes, comme à son habitude.
Une infirmière m’expliquait récemment qu’elle peut changer jusqu’à quatre fois de postes dans un même quart de travail, comme si les actes médicaux étaient les mêmes d’un service à l’autre. Mais surtout, c’est faire comme si une ressource humaine n’était qu’une ressource et qu’on oubliait qu’elle était d’abord humaine, avec ses limites, ses sentiments, ses besoins. Elle me confiait commencer sa journée en natalité, vivre la joie d’une naissance, avant d’aller annoncer à un patient que son cancer ne se guérira pas, puis de terminer à l’urgence où elle traite des cas de toutes sortes. C’est le visage quotidien d’une partie du secteur public : l’interchangeabilité supposée des ressources.
Alimenter la confusion et la frustration
Le gouvernement Legault a d’ailleurs beau jeu une fois de plus de détourner le regard sur les vrais enjeux, ceux qui se trouvent aux tables sectorielles. Au même moment où il soumet une nouvelle offre sectorielle à la FAE, il lance une offre salariale à la table centrale. Pour bien mélanger les dossiers et espérer que la population comprenne enfin « l’ingratitude » des employés de l’État qui refuse son offre salariale alors que les centrales syndicales rappellent que le sectoriel et le central sont indissociables.
Le « flair politique » que les commentateurs prêtaient à Legault montre ce qu’il est réellement : de l’opportunisme sans vision. Selon toute vraisemblance, le gouvernement n’a pas envie que les grèves se terminent de sitôt. L’offre salariale de 12,7% sur cinq ans aurait dû être la position de départ du gouvernement. Pas celle qui arrive 8 mois après la fin des conventions collectives. Elle arrive trop peu, trop tard. L’inaction, l’arrogance et le mépris de la CAQ ont fait monter les enchères.
Une situation économique qui ne s’améliore pas
Je rapportais la semaine dernière que même un chroniqueur de La Presse, pourtant un journal patronal, disait qu’une entente salariale différenciée en bas de 18,7% était inacceptable pour les fonctionnaires. Il estimait que l’augmentation la plus basse, à 16,7% dans sa proposition, était le minimum pour ne pas s’appauvrir. La proposition est donc encore trop basse d’au moins 4%, soit 0,8% par année.
Le Rapport sur les prix alimentaires au Canada 2024, déposé le 7 décembre, prévoit une augmentation du panier d’épicerie de 4,5% pour l’année à venir. Les taxes résidentielles augmentent dans pratiquement toutes les villes entre 3 et 6%. Aussi bien dire que l’inflation n’est pas sur le point de s’estomper et plusieurs économistes prédisent même une période de stagflation qui rappelle de bien mauvais souvenirs aux consommateurs du début des années 1980.
Le dernier sondage Léger démontre que « 32% de la population québécoise s’est retrouvé en situation d’insécurité alimentaire au moins une fois au cours des 12 derniers mois, ce qui correspond à une hausse de 10 points par rapport à 2020. La hausse est plus marquée en ce qui concerne l’insécurité sévère (+6 points) ». De ce nombre, précise le sondage, les « Québécois au revenu moyen ne sont toutefois pas à l’abri, car 23% des ménages au revenu annuel de 100 000$ et plus font aussi face à l’insécurité financière, ne serait-ce que marginalement ». C’est dans cette tranche que se situent plusieurs employés de la fonction publique puisque, contrairement aux clichés colportés, la moyenne salariale du Front commun est de 43 916 $, selon ses propres chiffres. C’est aussi à ces gens que s’adresse le mépris caquiste.
Le Front commun représente par ailleurs 78% de femmes, celles qui sont le plus touchées par les problèmes économiques actuels. Il faut donc le dire: le gouvernement traite ses employés de secteurs à majorité féminine moins bien que ses employés de secteurs à majorité masculine, comme la police, à qui il a consenti des augmentations de 21%. À la CAQ, nous ne sommes pas sortis de l’époque où la supposée « vocation » pour des métiers d’entraide et d’interrelations justifiait des salaires moindres.
La chute de la CAQ
Le même sondage Léger rappelle que plus de 70% des Québécois sont toujours derrière les grévistes. Jean-Marc Léger expliquait qu’il n’avait jamais vu un soutien aux syndiqués de la fonction publique aussi élevé sur une aussi longue période depuis qu’il analyse des sondages. Et le sondage était clair : 44% des répondants disaient que leur désaffection était liée directement à la dégradation des services publics. On ajoute que 20% affirmaient que leur rage était tournée contre l’incapacité du gouvernement à signer des conventions collectives avec les syndicats.
Le PQ, qui donne un appui distant aux fonctionnaires, profite pour l’instant de l’impopularité de la CAQ avec 31% des intentions de vote (tout comme le Bloc québécois, d’ailleurs). Il ferait bien de comprendre ce message, qui est à la fois lié à son projet d’indépendance : le secteur public est au cœur de la définition du modèle québécois. C’est d’abord par lui qu’il s’est construit à compter des années 1960 lorsque l’État du Québec a travaillé à développer le Québec inc.
Mais les Québécois ont aussi un attachement au secteur public qui dépasse la simple question des services que rendent les fonctionnaires. L’État québécois est un rempart contre notre canadianisation. Il est le premier vecteur de notre résistance au Canada depuis plus de 60 ans. Le moment est parfait pour que le PQ renoue à la fois avec l’indépendance et avec la défense du modèle québécois, dont le cœur reste l’État. Puisque les négociations finiront bien par aboutir, et parce que la CAQ continuera vraisemblablement à perdre des plumes, le PQ doit se tenir prêt à reprendre le collier.
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