La clause dérogatoire autochtone

2024/04/19 | Par André Binette

L’auteur est avocat constitutionnaliste

La Charte canadienne des droits et libertés, qui recouvre les articles 1 à 34 de la Loi constitutionnelle de 1982, contient en son cœur le pouvoir d’assurer la souveraineté parlementaire fédérale ou provinciale en insérant dans une loi une clause de dérogation aux droits individuels que la Charte garantit. Une telle clause dérogatoire, ou clause nonobstant, a été ajoutée aux lois 21 sur la laïcité et 96 sur la langue française par l’Assemblée nationale dominée par le gouvernement Legault.

Ces clauses dérogatoires, ou de souveraineté parlementaire, sont actuellement contestées devant les tribunaux. Il y a quelques semaines, la Cour d’appel a déclaré valide cet usage préventif de la clause dérogatoire (au sens de prévenir une contestation judiciaire) dans la loi 21. Cette affaire sera portée devant la Cour suprême par la commission scolaire English Montreal.

Les clauses dérogatoires sont apparues en droit canadien dans la Déclaration canadienne des droits, une loi fédérale adoptée par le gouvernement conservateur de John Diefenbaker en 1960. Celui-ci était certes un défenseur des libertés individuelles, mais comme tout bon conservateur de l’Ouest canadien, venant d’une province dont la capitale se nomme Regina (Reine en latin), il était un fervent admirateur des institutions britanniques. La souveraineté parlementaire, issue de la Glorious Revolution britannique de 1688, un siècle avant la Révolution française, était pour lui un héritage de civilisation.

La Déclaration canadienne a été complétée par la modification simultanée de la Loi des mesures de guerre, adoptée en 1914, afin d’y insérer la toute première clause dérogatoire canadienne. Cette clause dérogatoire primitive allait plus loin que ce que permet l’article 33, puisqu’elle recouvrait les actes administratifs, même illégaux, du pouvoir exécutif, un euphémisme qui inclut les interventions des forces policières ou armées. La clause dérogatoire primitive, toujours en vigueur en octobre 1970, était un blanc-seing préventif pour l’abus de pouvoir fédéral qui allait suivre. Cette clause de souveraineté parlementaire ne pouvait protéger que les abus fédéraux, puisque, pour des raisons constitutionnelles, la Déclaration des droits ne pouvait être appliquée aux provinces. Aujourd’hui, le Canada fait la morale au peuple québécois sur l’usage de la clause de souveraineté parlementaire.

En ayant ces considérations à l’esprit, j’ai pris connaissance du jugement du 28 mars dernier de la Cour suprême dans un tout autre domaine constitutionnel, le droit autochtone. Ce jugement, dans l’affaire Dickson c. Vuntut Gwitchin First Nation (une Première Nation du Yukon) peut nous donner un avant-goût de la décision à venir de la Cour suprême sur la validité des clauses dérogatoires québécoises.  

Dans cette affaire, la Cour suprême examine et met en œuvre pour la première fois, dans une décision serrée à quatre contre trois avec une dissidence de la première juge autochtone, une autre disposition de la Charte canadienne, l’article 25, qui se lit comme suit :

‘’25. Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits ou libertés—ancestraux, issus de traités ou autres---des peuples autochtones du Canada, notamment :

  • aux droits et libertés reconnus par la proclamation royale du 7 octobre 1763;
  • aux droits ou libertés existants issus d’accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d’être ainsi acquis.’’

C’est dans la Proclamation royale, émise quelques mois après la signature du Traité de Paris qui scellait la Conquête, qu’apparaît pour la première fois la notion de droits ancestraux, qui sont par nature des droits collectifs.  Le droit canadien, en principe, a reconnu depuis son origine les droits collectifs autochtones, même si en pratique ils étaient honoured in the breach (honorés dans leur violation), comme disent les Anglais. La reconnaissance formelle des droits ancestraux ne faisait pas le poids devant la nature coloniale du Canada.

L’article 25 vise à partiellement et tardivement faire contre-poids à cet état de choses. Les faits dans cette affaire sont importants. Madame Dickson se présente aux élections au conseil de bande de la réserve. Elle est originaire de cette communauté, mais vit maintenant à 300 kilomètres de distance et ne peut envisager d’y retourner en raison de la condition médicale de son enfant.  La Cour suprême a accordé dans le passé le droit de vote aux membres vivant hors réserve, mais le conseil de bande a adopté un règlement qui interdit à ceux-ci de se porter candidats, pour le motif que le lien entre les chefs et le territoire a de tout temps été considéré essentiel. La plaignante soutient que son droit à l’égalité conféré par la Charte n’a pas été respecté, ce qui soulève un conflit direct entre les droits individuels canadiens et les droits collectifs autochtones.

Les juges majoritaires ont choisi de faire prévaloir ces derniers. Ils ont écrit : ‘’L’art. 25 agit comme contrepoids en assurant la protection des intérêts collectifs autochtones en tant que bienfait social et constitutionnel à l’avantage de l’ensemble des Canadiens.’’ Et ceci : ‘’Cela entraîne l’application de l’art. 25 en tant que bouclier protecteur, mettant ainsi le droit collectif à l’abri de la revendication individuelle fondée sur la Charte.’’

La Cour suprême a fait de l’article 25 l’équivalent autochtone d’une clause dérogatoire, qui préserve l’équivalent autochtone de la souveraineté parlementaire,  quand celle-ci défend l’identité collective d’une nation. C’est un raisonnement parallèle à celui employé par le gouvernement du Québec lors de l’adoption des lois 21 et 96. Si elle est cohérente, la Cour suprême sera d’accord avec ce dernier. Écrira-t-elle que la laïcité est un bienfait pour l’ensemble des Canadiens?

Pour sa part, la juge autochtone d’origine abénaki aurait donné raison à la plaignante pour le motif que la discrimination à l’endroit des membres hors réserve est démontrée. Ce sera trop demander que le jugement de la Cour suprême sur la loi 21 soit unanime.