Oui, Claude Morin a trahi

2023/09/22 | Par Pierre Dubuc

Dans les entrevues que Claude Morin accorde, à partir de sa résidence, à Antoine Robitaille et Dave Noël dans la série documentaire « Claude Morin : un jeu dangereux » présentée sur le canal Vrai, on remarque un magnifique voilier accroché au mur. Au regard de la conclusion que les deux journalistes tirent de leur enquête, il ressort de cela que Morin les a bien et bien menés en bateau.

Dans une entrevue au Journal de Montréal, Antoine Robitaille reprend la conclusion du dernier épisode de la série : « Ça l’amusait de jouer à l’agent secret, mais je pense sérieusement qu’il n’a pas fait ça pour tromper son camp ou le faire échouer, car sans l’étapisme, il n’y aurait pas eu de gouvernement Lévesque. »
 

Gagner du temps

Au cours des trois heures d’entrevue que j’ai accordées à Robitaille et Noël pour cette série, j’ai affirmé à plusieurs reprises avec insistance que, devant l’imminence d’une victoire du Parti Québécois – dont le programme prévoyait l’accession à l’indépendance au lendemain d’une élection gagnante – la principale préoccupation des fédéralistes était de gagner du temps. Gagner du temps, la sortie de secours classique en politique face à une impasse. La série n’en fait pas mention.

C’est pour gagner du temps que Gordon Robertson – le secrétaire du cabinet fédéral qui était en 1969 coresponsable avec Marc Lalonde des services de renseignements parallèles mis sur pied par le cabinet Trudeau pour lutter contre le séparatisme – a « suggéré » à Morin l’idée du référendum. Le référendum permettait aux fédéralistes de gagner du temps : un référendum pour un mandat de négocier, suivi d’un autre référendum sur les résultats de la négociation, mais après une élection générale, car la loi sur les consultations populaires interdisait d’en tenir deux au cours du même mandat. Donc, trois chances de battre les « séparatistes ».

L’argument des indépendantistes pour une élection référendaire était : nous sommes entrés dans la Confédération sans référendum, on peut en sortir sans référendum. Cette position était extrêmement populaire. Même Jacques Parizeau y adhérait. Sans doute qu’après une élection référendaire, qui aurait déclenché le processus d’accession à l’indépendance, il aurait fallu tenir un référendum. Mais le but des fédéralistes était d’empêcher le déclenchement du processus d’accession à l’indépendance.

Le discrédit qui frappe aujourd’hui l’option de l’« élection référendaire » ne doit pas être invoqué pour balayer du revers de la main les véritables enjeux de l’époque. Le Parti Québécois des années 1970 avec ses 300 000 membres était un véritable mouvement de libération nationale représentatif des classes ouvrière et populaire. Le gouvernement Trudeau avait tenté de le détruire avec l’occupation armée du Québec en 1970. Sans réussir. Il allait maintenant utiliser une autre approche.
 

La GRC à la manœuvre

La thèse que je défends dans mon livre Claude Morin, un espion au sein du Parti Québécois – absente dans la série – est que la GRC livrait à Morin les noms des militants qui risquaient de faire obstacle à l’adoption de l’étapisme, ce qui lui permettait avec son réseau au sein du PQ de les isoler et de les écarter des instances du PQ. Même Jacques Parizeau n’avait pas réussi à se faire nommer délégué de sa propre circonscription d’Outremont à un important Conseil national. Il avait été contraint de s’y présenter à titre de journaliste du journal Le Jour.

Ma thèse se fonde sur des arguments présents dans les ouvrages de ce grand bavard et vantard qu’est Claude Morin. Dans la narration qu’il fait de sa première rencontre avec son contrôleur Léo Fontaine dans son autobiographie politique Les choses comme elles étaient, Claude Morin écrit que ce dernier s’enquiert des chances de succès de sa proposition référendaire à la veille du congrès de novembre 1974 du Parti Québécois. « Les gauchistes ne feraient pas avorter le projet?, lui demande Fontaine. Pour lui, je risquais beaucoup, car, encore une fois, il estimait les ‘‘gauchistes’’ fort puissants. »

Claude Morin poursuit : « M. Fontaine voulut ensuite me mettre au courant, pour ma gouverne personnelle et aussi pour savoir à quoi s’en tenir à leur sujet, des noms de quelques suspects qui, selon lui, étaient CONSCIEMMENT OU NON (nous soulignons) téléguidés par l’extérieur, dans ce cas, par la France. » Au cours des rencontres subséquentes, Léo Fontaine avait toujours, nous dit Morin, « sa liste de suspects, des Français pour la majorité, quelques Québécois et une poignée de ressortissants d’autres pays. Une dizaine de noms au début, puis avec le temps, une trentaine ». Il dira que, parmi ces personnes, il y avait des « vedettes péquistes naissantes, contestataires automatiques et parfois agaçants à chaque réunion du Conseil national du Parti Québécois, ainsi que des permanents syndicaux et responsables d’organismes communautaires ». Voilà à quoi a servi le vol de la liste des membres du PQ.
 

Le spectre du Chili

Dans mon livre, je soutiens ne pas avoir d’opinion sur l’origine du malaise éprouvé par René Lévesque lorsque Loraine Lagacé lui fait écouter la cassette des aveux de Morin. Était-ce parce qu’il l’apprend ou bien qu’il réalise que le secret est éventé? Aujourd’hui, je penche pour la deuxième hypothèse. Jean-Rock Boivin admet dans la série que Marc-André Bédard l’avait mis dans le secret. Boivin, Bédard et Lévesque formaient avec Morin la « gang des parties de poker », comme Parizeau qualifiait le quatuor. Difficile de croire que seul Lévesque l’ignorait.

En fait, l’étapisme faisait leur affaire. Pourquoi ? Parce qu’eux aussi, comme les fédéralistes, craignaient une victoire lors d’une élection référendaire. Ils avaient vu ce dont Trudeau était capable lors de la Crise d’octobre. Ils avaient été informés de l’opération Neat Pitch, un plan d’invasion et d’occupation du Québec en cas d’insurrection par l’armée canadienne, inspirée de l’intervention britannique en Irlande du Nord. Et Claude Morin ne cessait de faire référence au coup d’État au Chili.

Robitaille et Noël se sont laissés subjuguer par les histoires du capitaine Morin au point de ne pas tenir compte des témoignages recueillis, comme cela est flagrant dans la série, et d’en avoir exclu d’autres. Oui, je le réaffirme : Morin est un traître.