ArriveCAN : la pire des gestions de livres

2024/02/21 | Par Gabriel Ste-Marie

L’auteur est député du Bloc Québécois

À Ottawa, la Vérificatrice générale Karen Hogan a présenté un rapport coup de poing au sujet de l’application ArriveCAN. L’application, devant faciliter la vérification du statut vaccinal des voyageurs durant la pandémie, devait coûter initialement 80 000 $ et a finalement coûté au moins 59,5 millions $! C’est presque 750 fois plus cher qu’anticipé!

De plus, la VG explique qu’elle n’a même pas été en mesure d’établir le coût total d’ArriveCAN parce que l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFPC) n’a pas tenu un registre adéquat de ses activités et qu’il n’y a pas eu de contrôle du processus d’octroi des contrats. Pour elle, « un non-respect flagrant des pratiques élémentaires de gestion et de passation de marchés entoure l’application ArriveCAN ». Elle ajoute que c’est la « pire gestion de livres » qu’elle ait vue.

Mme Hogan note, par exemple, que 18% des factures des entrepreneurs ne contenaient pas de documentation à l’appui, comme le nombre d’heures, l’état des travaux ou les frais fixes. De plus, elle est incapable de démontrer que 12,2 millions $ des 59,5 millions $ ont vraiment servi au développement de l’application.

GC Strategies

Pour développer l’application, l’ASFC a octroyé un contrat de fournisseur unique à GC Strategies, une entreprise comptant seulement deux personnes, Kristian Firth et Darren Anthony. Cette entreprise, qui ne fait aucune programmation, s’est contentée de sous-traiter à son tour le travail, empochant au passage une généreuse commission de 15 à 30%, selon leur propre témoignage devant un comité.

Il est à noter que cette entreprise obtient des contrats du fédéral depuis 2010. De 2010 à 2015, l’entreprise des deux hommes s’appelait Coredal Systems Consulting. Elle a obtenu neuf contrats totalisant une valeur de 3,6 millions $ auprès de Transports Canada. L’entreprise a changé de nom en 2015 et a accumulé depuis 140 contrats pour un total qui pourrait s’élever jusqu’à 258 millions $ selon les calculs de La Presse.

Le contrat donné à GC Strategies pour ArriveCAN n’a pas fait l’objet d’un réel appel d’offres et les services de l’entreprise ont été retenues par les fonctionnaires, alors que ceux d’autres entreprises comme Deloitte ont toutes été rejetées. Les circonstances derrière l’attribution de ce contrat font présentement l’objet d’une enquête de la GRC.

Selon l’examen du Bureau de l’ombudsman de l’approvisionnement, 76% des sous-traitants d'ArriveCAN n'ont pas du tout travaillé sur le projet. Les sous-traitants auraient donc gonflé leurs estimations sur leurs besoins en personnel pour ensuite empocher les chèques.

Selon la Vérificatrice générale, il n’y a pas d’éléments probants en appui au choix de GC Strategies. Elle affirme même ne pas avoir réussi à identifier le responsable de l’agence qui a pris la décision de retenir les services de GC Strategies!

Elle ajoute que des membres du personnel de l’ASFC ont reçu des cadeaux de l’entreprise retenue (soupers et autres activités) et qu’aucun employé n’a informé ses supérieurs de ces cadeaux. Mme Hogan parle de relations entre fournisseurs et fonctionnaires qui créent un « risque important ou une perception de conflit d’intérêts ». Elle note que Services publiques et Approvisionnement n’a pas supervisé adéquatement les contrats que l’ASFC a accordés.

Des pratiques plus que douteuses

Dans son rapport, la VG indique que l’ASFC trouvait elle-même les ressources (comme les sous-traitants), mais demandait tout de même à GC Strategies de s’en occuper. Autrement dit, l’ASFC faisait déjà le travail de GC Strategies. Elle commente : « La raison pour laquelle un contrat n’a pas été conclu directement avec l’entreprise n’est pas claire. »

On apprend que les contrats ne permettaient pas à d’autres fournisseurs de soumissionner lorsqu’un contrat venait à échéance. Les exigences disqualifiaient les concurrents. Plusieurs autorisations de tâches rédigées par l’ASFC ne comprenaient même pas de descriptions des tâches à accomplir. L’Agence n’a pas non plus été en mesure de démontrer que quatre des cinq contrats en cybersécurité avaient été réalisés.

Mme Hogan affirme que les mises à jour de l’application n’étaient pas vérifiées de façon adéquate, ce qui a fait en sorte qu’une version de l’application a émis à tort une directive de quarantaine à 10 000 utilisateurs, bien qu’ils aient été en possession de tous les documents requis pour éviter la quarantaine.

Ce rapport dévastateur soulève plusieurs questions. D’abord, comment est-ce possible que l’Agence des services frontaliers du Canada réussisse à ce qu’une application qui devait coûter 80 000 $ en vienne à coûter au moins 59,5 millions $ aussi facilement? De toute évidence, l’indépendance de cette agence pose problèmes et le ministère de Services publics et Approvisionnement Canada n’a pas supervisé le travail de l’agence.

Placer l’ASFC sous tutelle

Une hypothèse veut que les cadres supérieurs – les sous-ministres et sous-ministres adjoints des ministères et agences – ne connaissent rien aux technologies de l’information et laisseraient ainsi carte blanche à ces départements. Il ne serait alors pas étonnant que des fonctionnaires pourris puissent s’accoquiner avec des entreprises véreuses sans véritable surveillance. Si la culture de l’agence était ensuite de dissimuler ses manquements plutôt que de faire preuve de transparence, nous serions mal pris.

À ce sujet, TVA nous rappelle que deux cadres supérieurs de l’Agence ont été brièvement suspendus avant d’être réaffectés à l’Agence du revenu dans un cas et au ministère de la Santé dans l’autre.

Compte tenu de l’ampleur du scandale, il semble impératif de placer l’ASFC sous tutelle le temps que la lumière soit faite. C’est ce que demande le Bloc Québécois.

Il est aussi urgent d’adopter une loi protégeant les lanceurs d’alerte afin que les fonctionnaires honnêtes qui pourraient être témoins de tels manquements puissent procéder aux dénonciations nécessaires, tout en étant protégés et non pas intimidés. Face à l’inaction d’Ottawa, mon collègue Jean-Denis Garon a présenté un projet de loi en ce sens. La Chambre des communes l’a adopté, reste à voir si le Sénat l’adoptera aussi avant les prochaines élections pour que la loi puisse entrer en vigueur.

Il y a aussi le problème du déséquilibre fiscal. Puisque la marge de manœuvre financière se trouve à Ottawa, la surveillance des ressources est laxiste et les dépassements fréquents. Et comme Ottawa ne livre à peu près pas de services à la population, sa fonction publique semble plus centrée sur les processus que sur les résultats.

Ce scandale rappelle aussi le fait que le recours à la sous-traitance et aux consultants ne cesse d’augmenter à Ottawa, comme le rappelait récemment le Directeur parlementaire du budget, Yves Giroux, sur les ondes de Radio-Canada. À ce sujet, on se rappellera aussi de tous les contrats accordés à la firme McKinsey.

Enfin, puisque l’entreprise GC Strategies a aussi obtenu des contrats sous l’administration des conservateurs, il ne semble pas qu’ArriveCAN soit un scandale partisan comme celui des commandites, mais plutôt un scandale de l’appareil administratif. Les enquêtes à venir pourront nous éclairer davantage à ce sujet.

Durant la pandémie, le mot d’ordre du gouvernement fédéral était de dépenser autant que nécessaire. Certains en ont profité jusqu’au scandale. Ottawa se doit de recouvrer ces sommes et procéder à un examen de toutes ses dépenses pour débusquer d’éventuels autres scandales.