Le Canada vend ses joyaux

2007/07/17 | Par Rodrigue Tremblay

Sur la photo: La centrale de Shipshaw, du réseau hydroélectrique Alcan, à Saguenay.

Le Québec est un géant de l'hydroélectricité, avec une production annuelle moyenne de quelque 34 000 mégawatts.

Au-delà de la moitié de l'énergie hydroélectrique au Canada est produite au Québec. C'est dans cette optique que la vente de la société Alcan à des intérêts étrangers est d'une importance particulière.

Alcan est le plus important producteur industriel d'électricité au Québec. Elle doit en grande partie sa position stratégique enviable à des concessions hydroélectriques que lui a consenties le gouvernement du Québec, sorte de subventions annuellement renouvelables, sous la forme de permis de barrages privés hydroélectriques.

Le 12 juillet, un «cheval blanc», le consortium anglo-australien Rio Tinto, a annoncé son intention de prendre le contrôle de la société canadienne Alcan, avec la bénédiction unanime du conseil d'administration d'Alcan.

On a une idée de l'importance d'une telle transaction anticipée quand on considère que le dollar canadien a gagné un demi-cent US sur les marchés des changes à la suite de l'annonce, reflet de la demande accrue pour la devise canadienne qu'un tel achat provoquera.

Le dollar canadien carbure présentement avec le prix record pour le pétrole de l'Alberta et la hausse des prix des matières premières, et si la vente de feu des grandes entreprises canadiennes à des intérêts étrangers se poursuit, en plus de faire du Canada une économie de succursales, elle poussera le dollar canadien vers la parité avec le dollar américain beaucoup plus rapidement que prévu.

Pourquoi cette frénésie pour Alcan ?

Mais pourquoi les entreprises étrangères comme Alcoa et Rio Tinto tiennent-elles tant à mettre le grappin sur la société Alcan? En plus d'accroître les risques d'une cartellisation du marché mondial de l'aluminium en faisant de Rio Tinto le plus grand producteur d'aluminium au monde, l'absorption d'Alcan par Rio Tinto permet à cette dernière d'acquérir les substantielles concessions hydroélectriques que le gouvernement du Québec a consenties à Alcan tout au long du XXe siècle.

En effet, Alcan est le plus important producteur indépendant et le plus grand utilisateur industriel d'hydroélectricité au Québec. C'est un producteur d'aluminium qui produit sa propre énergie électrique grâce à des barrages hydroélectriques et des centrales hydroélectriques qu'elle possède dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, et cela à un prix coûtant minime.

À commencer par le gouvernement Taschereau dans les années 20, les gouvernements successifs du Québec ont concédé quelque 74 000 km2 de ressources hydrauliques à Alcan pour son usage exclusif, en échange de la construction d'usines de raffinerie d'aluminium, à même une alumine qui provient de l'extérieur. De 1926 à la fin des années 1950, Alcan a donc pu construire 27 barrages et ouvrages de régulation et six centrales hydroélectriques au Québec, dont trois en tant que locataire de la rivière Péribonka en vertu d'un bail valide jusqu'à la fin de 2033 (renouvelable jusqu'en 2058). C'est ce qui permet à Alcan de produire annuellement plus de deux milliards de kWh (2000 mégawatts) d'électricité au Québec seulement.

Alcan est ainsi en mesure de répondre à 90 % des besoins énergétiques de ses alumineries en territoire québécois (les autres 10 % proviennent d'un contrat d'achat d'énergie conclu en 1998 avec Hydro-Québec, entente qui s'étend jusqu'en 2023). Alcan est donc une sorte d'Hydro-Québec privée, de sorte que si Alcan est vendue à des intérêts étrangers, c'est aussi une partie du Québec qui est vendue à l'étranger. C'est une raison de prêter une attention particulière à cette prise de contrôle d'Alcan par une société étrangère comme Rio Tinto.

Un avenir inquiétant

Je ne doute pas que Rio Tinto respectera les conditions que le gouvernement du Québec a imposées à Alcan en contrepartie des concessions de tout ordre que cette dernière a reçues dans le passé. Mais c'est de l'avenir qu'il s'agit lorsqu'on soulève des préoccupations légitimes, surtout en ce qui concerne l'importance réelle du siège social de la nouvelle filiale Rio Tinto-Alcan et des projets d'expansion de cette filiale.

D'entrée de jeu, disons que Rio Tinto n'est pas à l'abri des pressions pour centraliser ses activités mondiales.

Ainsi, l'an dernier, elle a fermé le siège social de sa division Rio Tinto Iron & Titanium (RTIT) de Montréal et l'a déplacé vers le Royaume-Uni. Cette fois-ci, elle promet que le siège social de sa nouvelle filiale Rio Tinto-Alcan demeurera à Montréal. Pour cinq ou dix ans, ce sera sans doute le cas. Mais, comme c'est arrivé pour le siège social de la Banque Royale, qui est toujours techniquement à Montréal mais dont la plupart des activités vitales ont été transférées à Toronto, laissant derrière une coquille vide, on peut craindre que des services de gestion s'y prêtant ne soient peu à peu concentrés à Londres afin de satisfaire aux critère de rentabilité stricts de Rio Tinto. C'est le privilège d'un propriétaire.

Une solution rejetée

Cela m'incite à dévoiler le fait suivant. En 1979, lorsque j'étais ministre de l'Industrie et du Commerce, j'avais anticipé ce qui se produit aujourd'hui, à savoir que tôt ou tard une société étrangère verrait un avantage financier à mettre la main sur le joyau industriel qu'est Alcan afin de devenir le producteur d'aluminium le plus concurrentiel au monde.

Afin de préserver le bien commun de tous les citoyens du Québec, je m'étais entendu avec les trois grands de la finance québécoise, soit la Banque Nationale, le Mouvement Desjardins et la Caisse de dépôt et placement, pour mettre sur pied, en collaboration, une banque d'affaires québécoise, dont la vocation première devait être de garder le contrôle de grandes entreprises rentables et stratégiques pour le développement économique futur du Québec. Le premier ministre René Lévesque était d'accord.

J'ai fait allusion dans mon livre Le Québec en crise (p. 216-217) à cet épisode. Lorsque des oppositions à ce projet venant de l'intérieur même du gouvernement firent en sorte de torpiller le projet, je n'eus guère d'autre choix que de démissionner. Et le Québec est toujours très vulnérable devant le danger de perdre ses principaux leviers économiques, surtout dans le domaine des ressources naturelles, mais dans quelques années ce sera aussi dans le domaine bancaire et dans d'autres secteurs névralgiques.

Le «Maîtres chez nous» du premier ministre Jean Lesage, au début de la Révolution tranquille, semble bien loin. Il faudrait peut-être mieux parler de «Démission tranquille».