Dans un pays démocratique où le vote de chaque citoyen, peu importe sa fortune, est égal à celui de tout autre citoyen, se pose la question de savoir comment la richesse réussit à exercer son pouvoir sur la politique. Depuis les débuts des régimes républicains, deux moyens ont été identifiés : la corruption des fonctionnaires et des politiciens et les pressions des milieux financiers sur les gouvernements.
Au Québec, au cours des dernières décennies, nous avons fait l’expérience des deux méthodes. Dans une entrevue accordée au journal Les Affaires, le 5 novembre 2005, Lucien Bouchard a révélé comment, à la fin juin 1996, il était accouru à New York – dans un avion loué pour que la chose demeure secrète – pour rencontrer les financiers de Wall Street qui menaçaient d’abaisser la cote de crédit du Québec.
On connaît la suite. Bouchard a lamentablement capitulé et a convoqué le Sommet du Déficit Zéro qui a imposé d’importantes compressions budgétaires. Au plan politique, cela eu pour effet de provoquer le démantèlement de la coalition des Partenaires pour la souveraineté que Jacques Parizeau avait mis sur pied. Washington et Ottawa pouvaient enfin respirer. Toute possibilité d’un référendum était écartée, alors que les sondages révélaient que l’appui à la souveraineté atteignait des sommets.
Le Rapport Duchesneau présente un tableau magistral de l’autre façon dont la richesse réussit à imposer ses vues au détriment du bien public. Les actions décrites sont loin d’être marginales car, comme nous le rappelle le rapport, « la construction est l’activité industrielle la plus importante au Québec et le ministère des Transports est le plus grand donneur d’ouvrage au gouvernement, avec 45% du total des montants ».
De plus, on réalise que nous sommes loin de la simple corruption de fonctionnaires. La principale révélation du Rapport Duchesneau est la démonstration de la cession au privé des principales fonctions du ministère des Transports. « Depuis une bonne dizaine d’années, avec l’externalisation croissante de ses dépenses, le ministère perd de sa renommée de plus important bureau d’ingénierie au Québec, de sa main-d’œuvre et même de son expertise au profit des firmes de génie-conseil qui, quant à elles, gagnent en savoir-faire et préparent actuellement 100% des estimations relatives aux contrats d’infrastructures routières à Montréal et 95% dans les autres régions. Une situation qui a pris une telle ampleur qu’elle paraît aujourd’hui difficilement réversible, surtout dans le contexte actuel. »
Dans un telle situation, il est facile pour le crime organisé de s’inviter au banquet. Le Rapport Duchesneau nous en explique les raisons : « Si donc le crime organisé a infiltré le domaine de la construction, c’est qu’il y circule beaucoup d’argent liquide. Il est intéressant de noter, en effet, que la principale source de revenus du crime organisé réside dans le trafic de drogues, mais que les contrats de construction représentent pour une organisation criminelle un outil convoité de blanchiment d’argent, ainsi que la possibilité d’augmenter par la même occasion ses sources de revenus. »
Le Rapport Duchesneau est moins étoffé lorsqu’il aborde la question des liens entre l’industrie de la construction, la mafia et le monde politique. Mais, il ne laisse planer aucun doute sur ses conséquences : « On le devine aisément, s’il devait y avoir une intensification du trafic d’influence dans la sphère politique, on ne parlerait plus simplement d’activités criminelles marginales, ni même parallèles : on pourrait soupçonner une infiltration voire d’une prise de contrôle de certaines fonctions de l’État ou de municipalités, comme celle de l’octroi de contrats publics. »
Le Rapport Duchesneau illustre, aux yeux de tous, la faillite du concept libéral de la modernisation de l’État, de la soi-disant réingénierie. Par son analyse concrète d’une situation concrète, il dégonfle le discours idéologique des firmes de consultants comme Secor qui, depuis trente ans, nous ont rabattu les oreilles avec le même discours sur la nécessité de réduire la taille de l’État et confier ses fonctions au secteur privé. Par la même occasion, il inflige une claque magistrale à l’ADQ, au Réseau Liberté Québec et à l’Institut économique de Montréal.
Le problème, c’est que la pensée néolibérale s’est infiltrée au cours des trente dernières années dans toutes les sphères de la société. À Polytechnique, aux HEC, au gouvernement, auprès de la gent journalistique, si bien qu’on trouve aujourd’hui normal que les sous-ministres et les hauts fonctionnaires, après avoir acquis une expertise au frais du public, s’empressent d’aller offrir leurs services au secteur privé.
Nous le voyons au ministère des Transports, mais c’est également le cas dans les autres ministères. Qu’on pense au gaz de schiste ou à l’exploitation des hydrocarbures dans le golfe Saint-Laurent, en Gaspésie ou à Anticosti, où l’on retrouve plusieurs anciens serviteurs de l’État, aujourd’hui au service de l’entreprise privée.
Récemment, le journal Le Devoir en dressait un portrait éloquent, bien que sans doute incomplet.
« Plusieurs anciens employés d’Hydro-Québec et de la SOQUIP travaillent maintenant pour les entreprises privées qui contrôlent les permis d’exploration pétrolière sur Anticosti et en Gaspésie. L’ancien p.-d.g. d’Hydro-Québec, André Caillé, siège au conseil d’administration de Junex depuis juin 2008. Jean-Yves Lavoie, cofondateur de Junex, a travaillé à la SOQUIP de 1974 à 1980 à titre d’ingénieur pétrolier. Un autre membre du conseil d’administration, Jacques Aubert, a été membre de la haute direction puis président de la SOQUIP à la fin des années 1990. Le chef des opérations de Junex, Peter Dorrins, a occupé le poste de chef (exploration) de la division Pétrole et gaz d’Hydro-Québec de 2003 à 2006.
« Junex a inscrit trois lobbyistes au registre québécois le 16 septembre dernier. Quant à Pétrolia, elle a actuellement neuf lobbyistes qui sont inscrits. Un de ceux-ci a agi comme géophysicien pour Hydro-Québec Pétrole et gaz de septembre 2003 à février 2006. Un autre y a été chef géologue avant de se joindre à Pétrolia. » (Le Devoir, 29 septembre 2011)
Et ça ne touche pas que les hauts fonctionnaires. Lucien Bouchard et André Boisclair, deux anciens ministres de l’Environnement, sont sur la liste de paye de l’industrie du gaz de schiste. Dans le cas de Boisclair, il a annoncé sa décision le jour même de la divulgation du Rapport Duchesneau. Quel timing!
Quelle est la solution? La commission publique d’enquête, que tous réclament, pourrait sûrement jouer un rôle pédagogique auprès de la population. Jacques Duchesneau et notre collaborateur André Bouthillier avancent des propositions intéressantes. Mais il ne faudrait pas s’illusionner sur la possibilité de rétablir une véritable concurrence entre entrepreneurs et entre firmes de génie-conseil.
Le capitalisme de libre concurrence est chose du passé, depuis belle lurette. En fait, le capitalisme de monopole a fait son apparition dès la fin du XIXe siècle et domine aujourd’hui complètement la vie économique des pays industrialisés. Dans tous les principaux secteurs d’activités – l’industrie pétrolière et l’industrie pharmaceutique en sont de bons exemples – il y a toujours quatre ou cinq entreprises qui se partagent l’assiette au beurre.
Tant que nous serons en régime capitaliste, la meilleure façon de les tenir à distance est la présence d’un État fort. Souvent, une société d’État qui peut servir de secteur-témoin et leur faire concurrence est un atout essentiel. Dans le cas du ministère des Transports, il est tellement dégarni qu’on peut émettre des doutes sur la possibilité, à court terme, de le renipper. « La situation a pris une telle ampleur qu’elle paraît aujourd’hui difficilement réversible », peut-on lire dans le Rapport Duchesneau. Aussi, la meilleure solution serait sans doute la nationalisation d’une grande firme de génie-conseil.
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