Dans Le Devoir des écrivains (16 novembre 2011, p. A11), Marco Micone trace un parcours trompeur des Québécois d’origine italienne. Il insiste sur le fait qu’une école française l’a refusé, lui, lors de son arrivée au Québec dans les années 1950. Puis, en faisant un usage incorrect des données de recensement, il soutient que les « italophones » se francisent plus souvent qu’ils ne s’anglicisent, notamment en ce qui a trait à leur comportement linguistique au travail ou à la maison.
J’avais plutôt retenu que ce sont les Italiens qui, de leur propre chef, ont tourné le dos à l’école française et que leur préférence pour le français, du moins comme langue d’usage au foyer, est chose du passé. Pour tirer les choses au clair, j’ai consulté certains rapports ainsi que les résultats du recensement de 2006 qui sont accessibles à tout venant sur le site de Statistique Canada.
Dans une étude réalisée pour la Commission Gendron, le démographe Robert Maheu relève qu’au début des années 1950, la moitié des enfants d’origine italienne inscrits à la Commission des écoles catholiques de Montréal étudiaient en français. Cela laisse entendre qu’en général, les écoles françaises de la CECM ne refusaient pas les jeunes Italiens. Maheu ajoute qu’au début des années 1960, cette proportion avait fondu à 28 %. Il semble bien qu’ayant constaté que la langue d’avancement socioéconomique à Montréal était plutôt l’anglais que le français, un nombre croissant de parents italiens choisissaient d’inscrire leurs enfants à l’école anglaise.
Quant à la langue d’assimilation préférée des italophones, que Micone prétend être toujours le français, la Commission Laurendeau-Dunton notait, il est vrai, qu’au recensement de 1961 la population d’origine ethnique italienne au Québec avait plus souvent le français que l’anglais comme langue maternelle. Cette information témoignait cependant de la langue d’assimilation des parents, grands-parents ou ancêtres des personnes recensées, soit de ce qu’on peut nommer l’assimilation ancestrale.
Le recensement de 1971, le premier à poser la question sur la langue d’usage actuelle à la maison, permet d’observer l’assimilation courante, c’est-à-dire celle réalisée par les répondants eux-mêmes, de leur vivant. Il montre que les adultes de langue maternelle italienne âgés de 25 ans ou plus avaient adopté plus souvent le français que l’anglais comme langue d’usage au foyer, mais il révèle en même temps que, déjà à cette époque, la jeunesse italophone préférait s’angliciser.
Les recensements suivants n’ont cessé de confirmer cette nouvelle orientation. Celui de 2006 a compté 17 000 italophones (langue maternelle) de langue d’usage française au Québec, soit exactement le même nombre qu’en 1971. Mais le nombre d’italophones anglicisés est passé entre-temps de 15 000 en 1971 à 53 000 en 2006. La francisation a ainsi marqué le pas pendant que les générations montantes se sont anglicisées par dizaines de milliers.
L’examen des données de 2006 selon l’âge indique d’ailleurs que cette préférence pour l’anglais continue de s’accentuer. Les résultats signalés ci-dessus pour la population italophone (langue maternelle) en 2006, tous âges confondus, laissent voir que parmi ceux qui ont adopté soit l’anglais, soit le français comme langue d’usage à la maison, 76 % ont préféré l’anglais contre 24 % pour le français. Parmi les moins de 45 ans, la préférence pour l’anglais s’élève à 87 %. Chez les moins de 15 ans, elle atteint 90 %.
Les autres démonstrations d’une préférence pour le français qu’avance Micone à partir des données de recensement sont également douteuses. En particulier, parmi les italophones de moins de 45 ans qui travaillaient en 2006, 47 % utilisaient surtout ou exclusivement l’anglais au travail, contre 37 % le français. Et 94 % des italophones de moins de 45 ans connaissaient l’anglais contre 93 % le français. Bref, si presque tous les jeunes italophones sont aujourd’hui bilingues anglais-français, l’anglais l’emporte nettement sur le français parmi eux en tant que langue d’intégration au monde du travail, et il écrase le français en tant que langue préférée dans l’intimité du foyer.
C’est en présentant comme « italophones » la totalité des 300 000 Québécois qui se sont dits en 2006 d’origine italienne que Micone induit les lecteurs en erreur. Ils sont loin de tous être des « italophones », en ce qu’un grand nombre sont des descendants d’italophones assimilés, mais qui n’ont jamais eux-mêmes appris l’italien. Le recensement de 2006 n’a énuméré que 191 000 Québécois capables de parler l’italien – d’ailleurs pas tous d’origine italienne. Et il n’a énuméré que 124 000 personnes de langue maternelle italienne. Ce sont ces derniers qu’on qualifie habituellement d’« italophones ».
Il faut savoir que la partie ancestrale de l’assimilation, que Micone inclut dans son bilan en prenant comme point de départ la population d’origine italienne, surestime sensiblement la préférence pour le français parmi les italophones dans le Québec d’avant les années 1960. Car les italophones francisés – ainsi que leurs descendants – restent au Québec tandis que, tout comme beaucoup d’anglophones et de francophones anglicisés, nombre d’anglicisés d’origine italienne ont quitté le Québec au fil des ans pour aller vivre en anglais ailleurs au Canada. Cet incessant tamisage migratoire déforme en faveur du français l’assimilation ancestrale parmi toutes les minorités ethniques dont la présence au Québec remonte assez loin dans l’histoire. En somme, Micone s’illusionne avec le résidu faussé d’une préférence révolue.
« Ah, si la loi 101 avait été votée 30 ans auparavant ! » s’exclame Micone vers la fin de son texte. Il aurait été plus pertinent de dire « Ah, si seulement on avait francisé la langue de travail ! ». Pendant trop longtemps, on nous a faussement rassurés quant à l’efficacité des mesures déployées par nos gouvernements successifs sur ce plan. Si la francisation du monde du travail à Montréal avait été menée à terme après la recommandation en ce sens de la Commission Gendron ainsi que les lois 22 et 101, la jeunesse italophone aurait vite fait de corriger ce qui lui serait apparu comme une erreur de jugement de la part de ses aînés relativement au choix de l’école anglaise dans les années 1960. Que les jeunes générations aient persisté au point que l’on sait sur la voie de l’anglicisation en dit long sur l’état de ce chantier-là.
Du même auteur
Pages
Dans la même catégorie
2023/03/22 | Langue : Quand le gouvernement détourne l’attention |
2023/03/22 | Halte au surfinancement des institutions de l’anglosphère |
2023/03/17 | Les cégeps anglos sont moins exigeants |
2023/02/17 | Le piège linguistique de notre condition politique |
2023/02/17 | La désaffection de l’UQAM |