Dans sa Programmation relative au suivi de la situation linguistique 2013-2018, l’Office québécois de la langue française (OQLF) est formel : « La langue du travail est au cœur de la mission de l’Office ». Le document ajoute que l’OQLF déposera prochainement une synthèse de ses recherches sur la langue de travail ainsi que de celles réalisées sur le même sujet par d’autres chercheurs ou organismes.
L’Office prévoit en particulier tenir compte des données sur la langue de travail que recueille le recensement. Or, fondée sur une enquête menée en 2016, la plus récente étude de l’OQLF conclut de façon globale que l’usage du français au travail demeure stable au Québec, alors que les résultats du recensement de 2016 indiquent qu’il recule.
Outre ce désaccord quant à la tendance, il existe d’imposants écarts avec le recensement en matière d’ampleur. Par exemple, l’enquête trouve que 72 % des allophones, définis par l’Office selon la langue d’usage, travaillaient la moitié du temps ou plus en français, alors que le chiffre correspondant d’après le recensement de 2016 est de 60 %. De même, 44 % des anglophones travaillaient la moitié du temps ou plus en français selon l’enquête, alors qu’il s’agit de 37 % d’après le recensement.
Les nombreux refus de répondre à l’enquête de 2016 ont sans doute faussé les résultats de l’OQLF en faveur du français. Les personnes que la loi 101 indispose sont naturellement plus enclines à refuser de participer à un sondage sur leurs comportements linguistiques, alors que la quasi-totalité des travailleurs répondent au recensement.
Réconcilier les résultats de l’enquête de 2016 avec ceux des enquêtes antérieures de l’Office pose également problème. Par exemple, selon le rapport de son enquête immédiatement précédente, menée en 2010, le pourcentage de travailleurs qui emploient le français 90 % du temps ou plus a diminué continuellement durant vingt ans dans l’ensemble du Québec, passant de 73,4 % à l’enquête de 1989 à 65,5 % à celle de 2010 (voir le graphique 16 du rapport Les pratiques linguistiques au travail au Québec en 2010, sous la rubrique « Suivi de la situation linguistique » sur le site de l’OQLF).
Le même rapport a confirmé en outre que cette vingtaine d’années de tendance à la baisse était statistiquement significative. Or, selon le rapport de l’enquête de 2016, le pourcentage en question aurait inopinément remonté à 67,3 %, d’où sa conclusion voulant que la situation se serait stabilisée.
De même, le pourcentage travaillant 100 % du temps en français sur l’île de Montréal, après avoir plongé de manière importante et continue de 22,1 à 15,9 % entre les enquêtes de 1997 et 2010, serait remonté de façon spectaculaire à 21,2 % en 2016. Le rapport de l’enquête de 2016 a beau traiter cette remontée de statistiquement significative, à cause du nouveau protocole d’enquête introduit en 2016 on ne saurait l’attribuer à une évolution authentique des comportements sur le terrain.
Regardons cela de plus près. Le questionnaire de 2010 posait une question d’ordre général sur la langue utilisée le plus souvent au travail, et plus d’une vingtaine d’autres sur la langue employée dans diverses situations particulières, dont plusieurs suggéraient une utilisation possible de l’anglais. Par exemple, sur la langue utilisée avec des collègues anglophones, sur la langue employée avec des clients hors Québec, etc. Le tout comportait également une question récapitulative : « Au total, pour votre travail, quel pourcentage du temps utilisez-vous le français, l’anglais et une autre langue ? ». En réponse, il fallait préciser trois pourcentages distincts s’additionnant à 100 %.
Par comparaison, en 2016 seulement certains répondants ont dû répondre à une semblable gamme complète de questions. Plus du tiers n’ont répondu qu’à trois.
Aux répondants de 2016 qui, en réponse à la première question d’ordre général, ont déclaré travailler le plus souvent le français, l’OQLF a ensuite demandé s’il leur arrivait d’y utiliser une autre langue. À ceux qui ont répondu non, l’Office a demandé si leur supérieur, leurs collègues ou leurs subordonnés s’adressaient parfois à eux dans une autre langue que le français. À ceux qui ont encore répondu non : court-circuit ! Fin des questions. L’OQLF leur a assigné un temps de travail en français de 100 %.
Ainsi, ces derniers répondants n’ont pas eu à s’interroger sur la langue qu’ils utilisent pour communiquer avec des clients ou fournisseurs hors Québec, la langue de leurs réunions de travail lorsqu’un des participants connaît l’anglais mais ne comprend pas le français, la langue des logiciels qu’ils emploient régulièrement, etc. Ni à fournir une réponse à la question récapitulative exigeant de préciser des pourcentages distincts pour leur temps de travail en français, en anglais et dans une autre langue.
Le communiqué touchant l’enquête de 2016 ne nous dit que dalle de ce changement fondamental de protocole. Au contraire, il nous assure que « le questionnaire utilisé, conçu à partir des études antérieures [de l’Office], a fait l’objet d’une attention particulière pour que soit assuré le respect de la comparabilité des questions ».
Ce n’est qu’une fois rendus en plein milieu du rapport de l’enquête qu’on nous informe de ce changement radical. Mais ce n’est que pour glisser aussitôt par-dessus : « Il est donc possible que l’usage [à 100 % du temps] du français soit, en réalité, légèrement inférieur à la valeur mesurée dans cette étude ». On pourrait soutenir tout aussi bien qu’il est fort probable que l’usage du français à 100 % du temps soit, en réalité, passablement inférieur à cette valeur.
Deux pages plus loin, on présente la hausse inattendue de 65,5 à 67,3 % entre 2010 et 2016 du pourcentage de travailleurs au Québec qui utilisent le français 90 % du temps ou plus, sans rappeler la rupture de protocole entre ces enquêtes. Pourtant, cette hausse est visiblement entraînée par une hausse simultanée et également providentielle du pourcentage de ceux qui travaillent en français 100 % du temps (voir le graphique 42 du rapport Langue publique au Québec en 2016. 1, Le travail sur le site de l’OQLF). Deux autres pages plus loin, on nous présente la hausse « statistiquement significative » de 15,9 à 21,2 % dans l’usage du français à 100 % du temps au travail sur l’île de Montréal, sans davantage nous rappeler cette rupture fondamentale.
Non. Le changement de protocole dans l’administration des questions a tout simplement ruiné la comparabilité des résultats de 2016 avec ceux des enquêtes antérieures. Et le regain miraculeux entre 2010 et 2016 du temps de travail à 100 % en français à Montréal, voire dans l’ensemble du Québec ne fait qu’en témoigner.
Il n’y a que deux justifications à ce changement de protocole. L’une est de gonfler artificiellement le pourcentage de répondants censés travailler 100 % ou la très grande partie du temps en français. L’autre est d’économiser quelques sous. Les deux sont également condamnables.
Le plus décevant, c’est comment l’OQLF tente de minimiser le fait qu’en modifiant de manière malvenue son protocole d’enquête, il a manqué à son mandat de nous fournir un suivi fiable de la situation. Et il ose encore professer que la langue du travail est au cœur de sa mission !
Ça promet pour sa synthèse 2013-2018 des études sur le sujet.
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