L’aveuglement volontaire de Jean-Pierre Corbeil

2023/11/24 | Par Charles Castonguay

Jean-Pierre Corbeil ne donne pas sa place comme linguosceptique. Il s’est déjà servi du recensement de 2011 pour nier le déclin du français, en forçant les données sur la PLOP (première langue officielle parlée) au-delà du raisonnable, de manière à faire accroire que les deux tiers des Montréalais, c’est-à-dire des habitants de l’île de Montréal, demeureraient dans un avenir prévisible plus à l’aise en français qu’en anglais.

Il a nié de nouveau le déclin du français avec les données du recensement de 2016, en additionnant tous les Québécois qui avaient déclaré le français comme langue parlée à la maison, seule ou en combinaison avec d’autres langues, et ce soit comme langue principale, c’est-à-dire comme langue parlée « le plus souvent », soit comme langue secondaire parlée seulement « régulièrement ». Tout cela de façon à prétendre que le français progressait comme « langue d’usage » au Québec, en passant d’un mirobolant 87,0 % en 2011 à un encore plus mirobolant 87,1 % en 2016.

J’ai démasqué ces manipulations dans « La PLOP de Statistique Canada : une mystification » et « Statistique Canada maquille le déclin du français », chroniques parues dans L’aut’journal et chroniques reprises dans Le Devoir des 4 avril et 10 octobre 2017. Voilà qu’armé des données du recensement de 2021, Corbeil récidive.

Un amalgame trompeur

Dans Le Devoir du 3 mars dernier, Corbeil cosigne avec Richard Marcoux et Victor Piché un article intitulé « Le plurilinguisme des immigrants francophones que l’on ignore », extrait d’une note technique de l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone, de l’Université Laval. Comme il en a l’habitude, Corbeil invoque d’abord de vagues adversaires qui manqueraient de jugeote. Il s’élève contre « plusieurs observateurs » selon lesquels « moins de 50 % des Montréalais parlaient le français à la maison ». La note technique étend cela à des « membres du gouvernement et plusieurs analystes ». Sauf que les auteurs ne citent en la matière que François Legault.

Or, Legault avait simplement relevé qu’au recensement de 2021, 48 % des Montréalais ont déclaré parler uniquement le français comme langue principale à la maison. En effet, « Jos parle français à la maison » signifie normalement que Jos y parle   d’abord et avant tout le français. Comme langue parlée le plus souvent. Seule. Pas à égalité avec une autre langue. Encore moins comme langue d’appoint lorsque Jos y parle une autre langue comme langue principale. Qu’importe, Corbeil s’indigne. Il soutient qu’en 2021 non pas 48 %, « comme il a été rapporté dans les médias », mais 65 % des résidents de l’île de Montréal « parlent le français à la maison ».

Pour parvenir à ce résultat Corbeil amalgame, encore une fois, toutes les déclarations du français, seul ou non, parlé comme langue principale ou comme langue secondaire à la maison. Et bingo ! le français occupe, encore une fois, les deux tiers de l’espace linguistique à Montréal. Ça devient une manie.

Un angle mort récurrent

Il y a parler et parler. Parler « régulièrement » le français comme langue accessoire, ou partager son emploi à parts égales avec d’autres langues, dont tout particulièrement l’anglais, n’est pas la même chose que de le parler comme seule langue principale. Lorsque, pour atteindre son 65 %, Corbeil additionne, au 48 % de Legault, 7 % de Montréalais qui parlent comme langue principale à la maison le français à égalité avec d’autres langues, et un autre 10 % qui y parlent le français à titre de langue secondaire, il joue donc sur les mots. À excès.

Ce faisant il glisse aussi, mine de rien, sur un fait capital. Ces deux derniers pourcentages comportent une part majeure d’usage de l’anglais. Il s’agit là d’un angle mort récurrent dans les analyses corbéliennes.

Les tableaux de données disponibles gratuitement sur le site de Statistique Canada nous apprennent effectivement que tout près de la moitié du 10 % de Montréalais qui déclarent parler le français comme langue secondaire, parlent l’anglais comme langue principale. Et que plus de la moitié du 7 % qui parlent comme langue principale le français à égalité avec d’autres langues parlent l’anglais comme autre langue principale. En outre, le 65 % de Corbeil comprend plus de 150 000 Montréalais qui parlent l’anglais comme langue secondaire. Au total, plus du quart des Montréalais qui « parlent » le français à la maison, à la Corbeil, « parlent » au même titre l’anglais, et cela la plupart du temps à une fréquence égale ou supérieure à leur usage du français.

Un autre angle mort

Bref, non seulement la mise en scène que déploie Corbeil pour présenter ses données est-elle trompeuse, mais sa manière de les analyser, en occultant le nombre de Montréalais qui « parlent » l’anglais à la maison, comme langue principale ou secondaire, seule ou avec d’autres, ne permet pas de saisir adéquatement la situation. Voyons cela de plus près.  Notre tableau lève le voile sur les Montréalais qui « parlent » l’anglais façon Corbeil. Les données correspondantes du recensement de 2001 s’y trouvent aussi, afin de baliser l’évolution récente du tout.

On y découvre que si, dans le sens particulier de Corbeil, 65,0 % des Montréalais parlent le français à la maison en 2021, pas moins de 40,6 % y parlent l’anglais. Un autre 36,5 % y parlent une tierce langue. Le tout s’additionne à 142,1 %. Cela dépasse largement 100 %, du fait que les comportements bilingues ou trilingues sont respectivement comptés deux et trois fois. En 2001, les chiffres correspondants étaient de 66,6, 35,6 et 27,8 %, pour un total de 130,0 %.

Le plurilinguisme semble donc progresser. Au contraire, cependant, de ce que veulent donner à voir Corbeil et compagnie qui, en fin d’analyse, détournent notre attention vers l’immigration en provenance de l’Afrique francophone, l’ensemble évolue au détriment du français et au profit de l’anglais – autre angle mort de l’analyse en question.

En effet, notre tableau révèle que depuis 2001, le nombre total de Montréalais qui « parlent » le français à la maison a reculé de 66,6 à 65,0 %, soit de 1,6 point de pourcentage. Il montre en outre que cela découle d’un recul sévère de 6,4 points comme (seule) langue principale, accompagné d’une progression totale de 4,8 points, soit comme langue principale parlée à égalité avec d’autres langues, dont l’anglais, soit comme langue secondaire. En somme, il s’agit non seulement d’un recul pour le français sur le plan global, mais en même temps d’une dilution considérable de l’usage du français dans les foyers montréalais. L’anglais, en revanche, avance sur tous les plans, pour un gain global de 5,0 points.

Quoi qu’on pense de la façon dont Corbeil use des données, la tendance qui ressort de notre tableau s’accorde ainsi avec celle que signalent l’ensemble des indicateurs habituels de la situation linguistique. Le français décline. Au profit de l’anglais. Montréal s’anglicise, quoi.

Il y a donc passablement de malhonnêteté intellectuelle dans l’air. Mais revenons aux simples données sur le français. Corbeil sait parfaitement que le 48 % relevé par les médias et Legault concernait le français en tant qu’unique langue principale. En prétendant les corriger tous, il laisse entendre que son 65 % concerne le français au même titre. Il cherche ainsi à abuser le lecteur non averti.

Désormais à la retraite de Statistique Canada, Corbeil ne s’emploie pas moins à désorienter l’opinion publique plutôt qu’à servir la science.