Langue : Le discours trompeur de Corbeil et compagnie

2024/02/21 | Par Charles Castonguay

Le Devoir a célébré en novembre dernier la parution du recueil Le français en déclin? Repenser la francophonie québécoise, dirigé par Jean-Pierre Corbeil, Richard Marcoux et Victor Piché. Corbeil, qui signe ou cosigne un bon quart du livre, y mène une charge à bride abattue contre le « discours dominant sur le déclin du français » que ne cesseraient de nous asséner « les médias » et « le gouvernement ». Une trentaine de contributions éparses, provenant de Marc Termote à Julius Grey, en passant par Calvin Veltman et Jean-Benoît Nadeau, complètent l’ouvrage.

On assure en avant-propos vouloir fuir procès d’intention et étiquettes stigmatisantes. Mais déboule, aussitôt après, le dénigrement à gogo des constats de déclin : « discours catastrophiste », « vision alarmiste », « article décliniste », « panique morale », « visée assimilationniste », « interprétation apocalyptique », etc. Chassez le naturel, il revient au galop.

Un long conditionnement

Le Devoir nous conditionne depuis longtemps au discours de Corbeil. Notre vision de la langue serait affligée d’angles raide morts. Le déclin ne concernerait que le poids du français, langue maternelle ou langue d’usage, c’est-à-dire parlée le plus souvent à la maison. Cela ne regarderait strictement que la vie privée. S’y fier serait « en contradiction avec les objectifs explicites de la politique linguistique ». Lesquels ne viseraient que la vie publique. Là où, toujours selon Corbeil, une foule de données assureraient que le français se porte très bien.

C’est prendre le monde pour des cruches. Les moyens qu’emprunte notre politique n’en constituent pas la finalité. Les Québécois se préoccupent depuis la Révolution tranquille du penchant de l’immigration de langue maternelle tierce, ou allophone, à s’assimiler à l’anglais. Ils avaient bien compris, à la lumière des grandes enquêtes des années 1960 sur la langue, que l’avenir du français au Québec dépendait de son statut en matière d’assimilation.

Dans leur synthèse Les aspects démographiques de la question linguistique, réalisée pour le compte de la Commission Gendron, Hubert Charbonneau et Robert Maheu avaient par conséquent recommandé de renforcer la position du français sur ce plan au moyen d’interventions dans – cela va de soi – le domaine public : « Stimuler le français, par exemple, dans l’enseignement ou dans le travail, augmenterait sans doute les transferts linguistiques au profit du français ».

De semblables interventions visant à rehausser l’usage du français dans différents créneaux de la vie publique ont donc comme finalité explicite de réorienter l’assimilation des allophones en faveur du français. Juger de l’efficacité d’une pareille politique exige, d’abord et avant tout, de suivre de près l’évolution de l’assimilation. Qui se détermine en comparant les données sur la langue maternelle et la langue d’usage.

Démographie et assimilation

Depuis, le Québec poursuit cette approche. C’est dans ce but que Robert Bourassa, avec sa loi 22, a réduit l’accès à l’école anglaise et promu l’usage du français au travail. Démographie et assimilation figurent au tout premier rang de l’énoncé La politique québécoise de la langue française de mars 1977, texte fondateur dans lequel Camille Laurin présente les principes qui sous-tendront sa loi 101 : « Les francophones, comme leur langue, sont dominés et menacés dans leur existence […] La fraction des francophones au Québec et à Montréal diminuera si les tendances ne changent pas […] Devant ces prévisions, comment n’aurait-on pas pensé que pour l’avenir linguistique du Québec, il fallait orienter les options linguistiques des immigrants ? […] l’immigration est appelée à jouer un rôle de plus en plus important dans l’accroissement démographique […] Or il arrive que les immigrants s’intègrent très souvent au groupe anglophone, particulièrement dans la région métropolitaine de Montréal. » Notons que Laurin y fait abondamment usage du « mot en a », c’est-à-dire d’assimilation.

Pas étonnant, alors, que le premier élément du mandat que Lucien Bouchard donne vingt ans plus tard à la Commission Larose est de « préciser et analyser les plus importants facteurs qui influencent la situation et l’avenir [du français] en fonction de l’évolution des principaux indicateurs, en particulier celui des transferts linguistiques ». Ni qu’un autre vingt ans plus tard, Simon Jolin-Barrette se propose, en munissant la loi 101 de nouvelles mesures « costaudes », de faire en sorte que 90 % de l’assimilation des allophones s’oriente vers le français.

L’aveuglement volontaire

Corbeil ne cesse néanmoins d’entonner son éternelle litanie voulant que langue maternelle, langue d’usage et assimilation « ne peuvent d’aucune façon répondre aux objectifs de la politique linguistique qui vise l’espace public ». Voire que l’article 160 de la loi 101, mouture Jolin-Barrette, « nous situe de plain-pied dans l’espace public ». Or, l’article en question prescrit à l’Office québécois de la langue française de surveiller l’évolution de l’assimilation et de faire rapport tous les cinq ans de sa variation. Corbeil ne le relève dans une note en bas de page que pour mieux s’en étonner. Dur à battre comme aveuglement volontaire.

Nous n’en sommes pas à une contradiction près. « [N]ous rejetons l’idée que la langue parlée le plus souvent à la maison est un déterminant de la langue parlée dans la sphère publique [...] c’est souvent [tiens, tiens : la langue d’usage à la maison peut donc peser au moins parfois sur la langue d’usage publique] l’inverse qui se produit […] le français pénètre graduellement l’espace familial comme suite de son usage quotidien au travail, à l’école et aux études ainsi que dans divers domaines de l’espace public. »

Ou encore : « Un des arguments utilisés pour justifier l’utilisation de l’indicateur de la langue parlée le plus souvent à la maison comme indicateur de suivi […] est que c’est la langue que les personnes utilisent dans la sphère publique […] Or, les données tendent à montrer que c’est souvent [revoir mon observation ci-dessus] le contraire qui se passe ou, à tout le moins, qu’il s’agit d’un processus bidirectionnel. »

Une lacune béante

Mais alors, pourquoi tout ce cinéma ? Langue privée et langue publique sont des vases communicants. Les résultats à cet égard de l’Enquête sociale canadienne du printemps 2023 sont tout à fait limpides : « Les changements de langue d’usage à la maison révèlent […] comment l’usage de l’anglais ou du français dans l’espace public (école, travail, magasinage, etc.) agit sur l’intégration de ces langues dans le milieu familial et ce, tout particulièrement parmi la population allophone » [ma traduction].

Que l’on suive donc en priorité la tendance en matière de langue maternelle, langue d’usage au foyer et assimilation. À cette fin, la table est mise. Cela fait un demi-siècle que Statistique Canada cueille les données qui nous permettent de juger à quel point notre politique linguistique se rapproche de son but ultime.

Pareil exercice y révèle cependant une lacune béante. Les données de 2021 confirment que l’assimilation à l’anglais est en plein essor parmi les jeunes Québécois francophones eux-mêmes. Au point de surpasser en importance la question de l’orientation linguistique des allophones. Cela commande d’ajouter à notre politique un objectif ultime complémentaire, soit de renverser cette nouvelle tendance.

Sur ce point aussi, comme sur tant d’autres, le discours de Corbeil laisse, c'est le moins qu'on puisse dire, à désirer. Nous allons devoir y revenir.