Une rumeur circule selon laquelle une vague migratoire de Canadiens anglais se serait levée en direction du Québec. Frédéric Lacroix a ouvert le bal en septembre dernier avec son billet « Il faut aussi parler d’immigration interprovinciale » (voir son blog). Nous devons au Devoir la dernière version en date de ce canular. « Les Anglo-Canadiens migrent plus que jamais vers le Québec », claironne l’édition du 22 novembre. Coiffé de « Des Canadiens anglais friands du Québec », un graphique y monte en épingle le nombre de «Canadiens de langue anglaise» qui sont entrés au Québec entre les recensements de 2016 et 2021. Le journaliste opine que ce nouvel engouement des « Canadiens anglais » s’expliquerait surtout par la vie moins chère au Québec. « Après des décennies de bilans négatifs, insiste-t-il, le solde migratoire du Québec s’est avéré presque nul entre 2016 et 2021 ».
La PLOP, un mauvais indicateur
L’article du Devoir répète plusieurs des erreurs commises par Lacroix (voir ma mise au point sur la migration interprovinciale dans L’aut’journal version papier de novembre). Par exemple, le journaliste emploie la première langue officielle parlée, ou PLOP, pour énumérer les « Québécois de langue anglaise », bien que la PLOP soit un médiocre indicateur de l’identité linguistique d’un individu.
Par exemple, en 2021 Statistique Canada a classé 52 000 Québécois comme étant de PLOP anglaise, alors qu’ils parlaient le français comme langue d’usage à la maison. Il a de même classé comme angloplops 137 000 autres Québécois qui s’étaient pourtant déclarés allophones, aussi bien selon la langue maternelle que la langue d’usage.
Comme Lacroix également, le journaliste du Devoir présente en appui à sa thèse quelque 121 000 angloplops recensés en 2021 au Québec qui étaient nés dans le reste du Canada, ou ROC. Sans relever les 337 000 angloplops recensés dans le Rest of Canada (ROC) qui étaient nés au Québec. Pour juger correctement d’un rapport migratoire, il convient de tenir compte des migrations dans les deux sens.
On migre dans les deux sens
Le Devoir souligne son propos avec un graphique qui passe outre cette exigence évidente et ne représente que le nombre d’angloplops du ROC qui ont déménagé au Québec, entre chaque paire de recensements successifs de 1976 à 2021. Il fait abstraction, même, du nombre d’angloplops du ROC qui sont entrés au Québec en 1966-1971 et 1971-1976, qu’on peut estimer à 46 200 et 43 400 respectivement.
Le tout fait paraître fort impressionnant le chiffre de 46 800 entrants angloplops en 2016-2021, que le journaliste qualifie de « vague de Canadiens [anglais] au Québec ». Or, pendant la même période, 50 700 angloplops sont sortis du Québec à destination du ROC. Les deux « vagues » se sont ainsi soldées, en réalité, par une perte nette pour le Québec de –3900 angloplops.
Quant aux « décennies de bilans négatifs » (toutes langues confondues) pour le Québec, suivies d’un solde migratoire « presque nul » en 2016-2021, Le Devoir fait, là aussi, dans le sensationnalisme. Ce dernier solde était de –6400. Il est vrai qu’il s’agit d’un minimum record. Mais pas si loin que ça du –11 700 constaté en 2001-2006. Ni, compte tenu de la taille des populations en jeu, du –21 200 en 2006-2011.
Ailleurs au Canada
Plusieurs provinces moins peuplées ont connu en 2016-2021 des bilans plus spectaculaires. L’Alberta, par exemple, a toujours profité de la migration interprovinciale, sauf durant le oil bust des années 1980. Or, elle a subi en 2016-2021 une perte nette de –50 900, soit le double de chacune de ses pertes exceptionnelles enregistrées durant 1981-1986 et 1986-1991. À l’opposé, la Nouvelle-Écosse essuie d’habitude des bilans migratoires négatifs. Son gain net de 25 700 en 2016-2021 a fracassé son ancien gain record de 6200, qui remonte à 1981-1986.
Tout cela s’expliquerait-t-il par le coût de la vie ? Guère reconnu pour son logement bon marché, l’Ontario a aussi marqué un record… de stabilité relative. Ses 228 600 entrants et 238 100 sortants durant 2016-2021 se soldent par une perte de –9550, soit un faible bilan négatif comparable, vu la taille relative des populations en jeu, à celui du Québec. La Colombie Britannique, guère reconnue, elle aussi, pour un coût de la vie dérisoire, a recruté en même temps un rondelet gain net de 83 500.
Une vaguelette
Ces résultats concernent pour l’essentiel les Canadiens angloplops, un concept qui brouille la part des gens issus de l’immigration dans ces déplacements. Cependant, Statistique Canada affiche des données semblables selon la langue maternelle depuis fin octobre 2022. Simplifiées en distribuant les déclarations de deux ou trois langues maternelles de manière égale entre les langues déclarées, elles indiquent que le nombre d’entrants anglophones, langue maternelle, au Québec en 2016-2021, soit 34 306, n’est en rien un record.
Les entrants anglophones de 42 935 en 1966-1971 et de 39 525 en 1971-1976, durant l’effervescence économique engendrée par Expo 67 et les Jeux olympiques de 1976, lui sont en effet supérieurs. Les 31 585 entrées d’anglophones durant 1986-1991, après le retour au pouvoir de Robert Bourassa, n’en sont pas très loin non plus. Ce sont les allophones, langue maternelle, qui se distinguent vraiment. Leurs 18 700 entrées en 2016-21 sont nettement plus nombreuses que leur maximum précédant de 11 700 en 2006-2011. Toutefois, il s’agit encore là de chiffres assez petits.
La même chose est vraie du solde migratoire du Québec avec le ROC. Le –6400 en 2016-2021, relevé ci-dessus, se répartit selon la langue maternelle en –300, +2300 et –8400 pour les francophones, anglophones et allophones respectivement. Certes, le solde positif des anglophones est une nouveauté, mais il ne s’écarte guère des faibles pertes de –8000, –5900 et –11 000 anglophones observées durant les trois lustres précédents. Au mieux, la «vague» de Canadiens anglais du Devoir n’est qu’une vaguelette.
Un fait à ne pas oublier : l’anglicisation des francophones
Dans ma chronique « Les sacrifiés de la bonne entente » (L’aut’journal, no 413, février 2023), j’ai souligné que durant 2016-2021, la région métropolitaine de Gatineau avait gagné 2300 anglophones dans ses échanges migratoires avec le ROC. J’ai ajouté que la hausse du nombre de francophones, langue maternelle, qui s’anglicisent y contribue autant, sinon davantage à l’essor de l’anglais. Lacroix a néanmoins trouvé que « Des Ontariens sont en train de s’établir en masse à Gatineau ».
Le gain de 2300 anglophones en 2016-2021 pour Gatineau signifie que la migration d’anglophones entre le reste du Québec et le ROC a abouti en même temps à un solde parfaitement nul. Le bilan des migrations d’anglophones entre la région de Montréal et le ROC était même légèrement négatif, soit de –1100. Sans doute, entre autres, parce que la plupart des jeunes anglophones du ROC qui étudient à McGill retournent ensuite, diplôme en poche, au Canada anglais. Par contre, durant la même période le nombre de francophones, langue maternelle, dans la région de Montréal qui sont passés à l’usage de l’anglais comme langue principale à la maison a progressé de 11 200.
Du point de vue des échanges migratoires avec le ROC, donc, à Gatineau comme à Montréal, il n’y aurait pas encore de quoi grimper dans les rideaux. Pour ce qui est de l’anglicisation des francophones, c’est une tout autre histoire.
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