Le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, M. Jean-François Roberge, a approuvé le 2 décembre dernier, en toute discrétion, deux nouveaux programmes d’études préuniversitaires au cégep : un programme de Sciences humaines avec « langue seconde enrichie » et un programme de Sciences de la nature également avec « langue seconde enrichie ». L’utilisation du doux euphémisme de « langue seconde enrichie », qui est habituellement le code bureaucratique pour signaler qu’il s’agit de donner un statut central à l’anglais, a tout de suite attiré mon attention.
Quand on consulte la description de ces programmes, on constate que l’anglais est une « langue d’enseignement et littérature » et non pas une « langue seconde » (comme le nom du programme l’annonce). L’anglais est mis sur un pied d’égalité, en termes de périodes d’études, de crédits et de statut, avec le français. « Anglais langue d’enseignement » : on met les deux langues sur le même pied. Il s’agit là une promotion symbolique considérable. On donne ainsi à l’anglais un statut qui est tout à fait contraire à l’idée de vouloir faire du français la « langue commune ».
Il semble donc s’agir de programmes préuniversitaires mettant l’anglais et le français à égalité en tant que « langues d’enseignement ». L’autorisation de ces programmes confirme, encore un peu plus, la perte de prestige du français comme langue d’enseignement au Québec. Comme tout bon colonisé, pour encaisser le choc de cette nouvelle, j’ai eu recours instinctivement à la stratégie de la « minimisation des pertes »; « Ça aurait pu être pire, on enseigne l’anglais en anglais et on n’est pas encore passé à enseigner les autres matières en anglais, etc. ».
Un point attire cependant mon attention : dans la description de la formation générale du programme, on peut choisir soit la philosophie, soit les « humanities ». Donc, on peut substituer la portion normalement attribuée à la philosophie par un cours en anglais de « humanities ». La brèche n’est donc pas circonscrite à l’enseignement de l’anglais en anglais; on enseigne aussi d’autres matières en anglais. Intrigué, je décide de contacter le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES).
Le MEES m’a répondu que les cégeps de Saint-Laurent et Vanier College étaient à l’origine de la création de ces programmes. Qu’ils avaient mis sur pied un projet pilote en ce sens en 2011, que le programme avait été ouvert pendant cinq ans sur une base expérimentale. Après évaluation, le Ministre venait de donner l’autorisation de créer ces programmes sur une base permanente comme programmes d’études préuniversitaires réguliers.
Le MEES me confirme ceci : « Les étudiants doivent suivre quatre cours de français, langue d’enseignement et littérature au Cégep de Saint-Laurent et quatre cours d’anglais, langue d’enseignement et littérature au Collège Vanier, en plus de suivre, dans la langue d’enseignement du collège fréquenté, trois cours d’éducation physique et trois cours de philosophie ou d’humanities. Certains cours de la formation spécifique en Sciences de la nature ou en Sciences humaines sont également offerts dans la langue d’enseignement de l’établissement partenaire. » Le MEES ajoute que ces programmes d’études sont uniquement offerts par les cégeps de Saint-Laurent et Vanier (actuellement).
Effectivement, il ne s’agit pas de programmes avec un « enrichissement de la langue seconde », mais de programmes bilingues.
Voilà ! Il s’agit donc des fameux programmes bilingues, d’abord proposés par Jean-François Lisée sur son blogue en 2009, idée autorisée par Philippe Couillard (toujours prompt à faire avancer la cause de l’anglais au Québec), que Pauline Marois n’avait pas cru bon remettre en question, et les voilà approuvés et promus au rang de programmes réguliers! On se rappellera que la proposition de « bilinguiser », c’est-à-dire d’angliciser les cégeps de langue française était la réponse de M.Lisée à ceux qui souhaitaient étendre les clauses scolaires de la Charte de la langue française au niveau collégial.
Il est instructif de consulter la grille de cours du programme. Elle est beaucoup plus explicite que le devis ministériel. Il s’agit de Sciences humaines et de Sciences de la nature en « français et en anglais » (notons l’égalité des langues d’enseignement dans la publicité du cégep Saint-Laurent). La deuxième session du programme se déroule entièrement en anglais (sauf pour un cours de français). Des cours d’« English » sont donnés à chaque session. Dans le cas de Sciences de la nature, c’est la troisième session qui est entièrement en anglais.
Selon les données d’inscription sur la période 2013-2018 que m’a fournies le MEES, 70% des 216 étudiants inscrits dans ces programmes durant la phase expérimentale 2013-2018 dans les deux cégeps ont été inscrits à Saint-Laurent. Ce sont donc majoritairement les étudiants au cégep français, sans surprise, qui souhaitent « bonifier » leur anglais en participant à un programme bilingue.
Pourtant, selon les données du recensement de 2016, sur l’île de Montréal, les francophones de 25 à 44 sont maintenant bilingues à 80,5% tandis que les anglophones le sont à 76,5%. Non seulement les francophones sont maintenant plus bilingues que les anglophones, mais la tendance à la baisse du bilinguisme des anglophones, mise en évidence en 2011, s’est accélérée. Les francophones, pour leur part, ont continué leur lancée à la hausse. Logiquement donc, ce sont les anglophones qui devraient le plus profiter de ce programme bilingue pour améliorer leur français. Mais ce n’est pas le cas.
De plus, notons que les étudiants inscrits à ces programmes bilingues ne sont pas comptabilisés comme fréquentant un programme « bilingue » (ceux-ci n’existent pas dans la banque de données du MEES pour la période 2013-2018), mais comme ayant le français ou l’anglais comme langue d’enseignement, dépendant du cégep où ils sont inscrits.
On sait que les cégeps français de Montréal subissent depuis des années une importante chute d’inscriptions. Les étudiants s’inscrivant dans ces programmes bilingues au cégep Saint-Laurent, peut-être parce qu’ils n’avaient pas les notes pour être admis à Vanier College[1], sont comptabilisés comme ayant le français comme « langue d’enseignement » dans les statistiques, même si ces programmes sont vendus comme ayant le « français et l’anglais » comme langue d’enseignement. Il faut, au minimum, que le MEES comptabilise les inscriptions dans ces programmes sous l’appellation « programmes bilingues » et non pas comme des inscriptions dans des programmes où le français est la langue d’enseignement. Autrement, les statistiques collégiales sur la langue d’enseignement seront faussées (en faveur du français).
L’ouverture de programmes « bilingues » servant de portes d’entrée arrière vers les cégeps anglais est une tentative désespérée de rendre les programmes collégiaux de langue française attrayants en les anglicisant. Il est prévisible qu’ils auront l’effet contraire à ce qui attendu; l’autorisation de ces programmes lance clairement le message que les études en français au Québec, « c’est dépassé ». Le sauve-qui-peut vers le collégial anglais risque de s’amplifier.
Plutôt que d’astuces pour camoufler l’effondrement relatif des cégeps français à Montréal, ce dont nous avons besoin, et de toute urgence, ce sont des mesures pour rehausser le statut du français au Québec. Le bilinguisme met les deux pieds sur la même langue. L’avons-nous oublié?
[1] Car Vanier College, recevant beaucoup plus de demandes d’admission au premier tour qu’ayant de places disponibles, ne sélectionne que les étudiants les plus performants.
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