La catastrophe alimentaire n’est pas inévitable

2022/05/27 | Par Pierre Dubuc

L’image d’une gerbe d’épis de blé avec les grains transformés en crânes sur la page frontispice de l’édition du 21-27 mai de The Economist est glaçante, effarante, angoissante. Le portrait que le magazine britannique trace de la « food catastrophe » en cours est dramatique. Le nombre de personnes qui ne sont pas assurées de pouvoir se nourrir a augmenté de 440 millions pour atteindre 1,6 milliard. La famine guette près de 250 millions de personnes !

Le prix du blé a augmenté de 59 % depuis le début de l’année à cause des difficultés d’approvisionnement, découlant des effets combinés de la guerre en Ukraine et des changements climatiques.

Guerre et climat

La Russie et l’Ukraine fournissent 28 % du blé, 29 % de l’orge, 15 % du maïs et 75 % des graines de tournesol de la production mondiale. Elles fournissent la moitié des céréales importées par le Liban et la Tunisie, et les deux tiers des importations de la Libye et de l’Égypte. Les exportations ukrainiennes de denrées étaient en mesure de fournir suffisamment de calories à 400 millions de personnes. Actuellement, le blé et l’orge qui remplissent les silos situés sur les rives de la mer Noire non endommagés par les combats ne peuvent être exportés et il n’y a pas d’endroits disponibles où stocker les récoltes à venir à la fin du mois de juin.

À cela s’ajoute le fait que la Chine, le premier producteur mondial de blé, subit les contrecoups des pluies diluviennes qui ont retardé les semences, ce qui fait craindre un désastre pour l’année en cours. D’autre part, l’Inde, le deuxième producteur mondial, a été victime de sécheresse et a décidé de mettre fin à ses exportations et de conserver sa production pour sa population. La sécheresse a aussi touché les cultures de l’Amérique du Nord et de la France. La Corne de l’Afrique connaît également sa pire sécheresse en quatre décennies.

Depuis le début de la guerre, 23 pays – du Kazashstan au Koweït – responsables de 10 % des calories commercialisées, ont aussi réduit leurs exportations. L’Indonésie, qui génère 60 % de la production mondiale de l’huile de palme, a annoncé qu’elle mettait fin aux exportations.

Devant la catastrophe annoncée, on s’attendrait à ce que tous les efforts soient déployés pour mettre fin à la guerre en Ukraine par l’atteinte d’une solution pacifique. Il n’en est rien !
 

La « solution » militaire de The Economist

Constatant qu’à peine 20% des récoltes ukrainiennes pourraient être exportés par train ou camion, The Economist spécule sur la possibilité de rétablir l’exportation des céréales entreposées dans les silos d’Odessa par bateaux escortés par des navires de guerre de l’OTAN !

Pour y arriver, il faudrait convaincre la Russie de cesser de vouloir étrangler l’économie ukrainienne, que l’Ukraine démine le port d’Odessa et que la Turquie donne accès à la mer Noire.

Vladimir Poutine a posé comme condition la levée des sanctions à l’égard de la Russie. L’Ukraine craint que la Russie envahisse Odessa une fois le port déminé et la Turquie va sans doute demander une monnaie d’échange. Une solution, bien que difficile, est donc envisageable avec des négociations de paix.

The Economist se rabat plutôt sur une « solution » militaire et fait état d’un débat hallucinant sur cet enjeu. Andrey Stavnitser, le propriétaire du plus grand terminal privé d’Ukraine soutient qu’il est aussi important de « débloquer Odessa que de fournir des armes à l’Ukraine » avant que les céréales pourrissent dans les silos de son entreprise. Il avance l’idée d’un convoi naval dirigé par la Turquie.

James Stavridis, l’ex-commandant suprême de l’OTAN, propose de s’inspirer de la guerre Iran-Irak des années 1980 alors que les États-Unis avaient protégé des pétroliers dans la Golfe persique. Mais James Foggo, l’ex-commandant des forces de l’OTAN en Méditerranée réfute l’idée en invoquant le fait que la Russie est une puissance nucléaire. Michael Petersen du US Naval War College signale que le port d’Odessa est à portée de tir des missiles de croisière antinavires stationnés en Crimée.

D’autres rappellent qu’il est plus facile d’installer des mines que de les enlever et répètent qu’une fois le port déminé, rien n’empêcherait la Russie d’atteindre Odessa. Mais le président Zelensky a une parade : fournir à l’Ukraine plus de missiles antinavires avant de commencer le déminage.

Certains émettent des réserves. Un convoi naval escorté par des navires de guerre de l’OTAN n’aurait-il pas le même effet que d’enfreindre le no-fly zone ? Ne risquerait-on pas de déclencher une Troisième Guerre mondiale ? Finalement, on se rabat sur la « solution » actuellement en vogue : vaincre la Russie ! Ce qui, selon les diplomates et experts occidentaux cités par The Economist, prendrait au moins six mois ! En attendant, les populations d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie vont crever de faim !
 

Des voix dissidentes

Heureusement, des voix s’élèvent en Europe et aux États-Unis qui remettent en question cette stratégie basée sur une victoire ukrainienne contre la Russie. Dernièrement, l’équipe éditoriale du New York Times soulignait que les buts et la stratégie des États-Unis étaient de plus en plus difficiles à cerner et que les paramètres de la mission semblaient avoir changé.

« Est-ce que les États-Unis, par exemple, essaient d’aider à mettre fin à ce conflit, par un règlement qui permettrait l’existence d’une Ukraine souveraine et une relation quelconque entre les États-Unis et la Russie? Ou est-ce que les États-Unis essaient maintenant d’affaiblir la Russie de façon permanente? Est-ce que le but de l’administration est de déstabiliser Vladimir Poutine et de faire en sorte qu’il soit remplacé? Est-ce que les États-Unis entendent faire de M. Poutine un criminel de guerre? Ou est-ce que le but est d’éviter une guerre plus large et – si tel est le cas – comment se vanter d’avoir fourni des renseignements pour tuer des Russes et couler un de leurs navires permet d’atteindre ce but? Sans clarifier ces questions, la Maison-Blanche risque non seulement de perdre le soutien des Américains aux Ukrainiens – qui continuent de subir des pertes de vies humaines et de moyens d’existence – mais qui compromettent à long terme la paix et la sécurité sur le continent européen », de déclarer le quotidien new-yorkais.

Le New York Times implore le gouvernement ukrainien de prendre une décision « basée sur une évaluation réaliste de ses moyens et de combien plus de destruction l’Ukraine est prête à subir ». Il réclame l’ouverture de négociations en soulignant que « les leaders ukrainiens devront prendre des décisions territoriales douloureuses que tout compromis exigera ».

Le vénérable Henry Kissinger, âgé de 98 ans, a tenu des propos semblables à Davos. Il propose que l’Ukraine accepte de céder une partie de son territoire pour mettre fin à l’invasion, en affirmant croire qu’une majorité de la population ukrainienne serait d’accord avec cette proposition.

Kissinger demande aux États-Unis et à l’Ouest de ne pas chercher une « embarrassante défaite de la Russie » parce que continuer à « braquer une superpuissance nucléaire aurait des conséquences désastreuses sur la stabilité de l’Europe ». L’ex-secrétaire d’État propose comme solution un retour au statu quo ante l’invasion.

Le président Zelensky a pourfendu cette solution et Kissinger. Il a établi un parallèle entre ses propos et la politique de l’« apaisement » de Neville Chamberlain à Munich à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, la situation n’est en rien comparable. La puissance militaire de l’OTAN est de multiples fois supérieures à celle de la Russie et c’est l’OTAN qui encercle la Russie.

Zelensky déclare avoir l’accord de la population en invoquant un sondage qui donnait 82 % d’appui à sa position. Mais des analystes font observer que l’échantillon n’incluait pas les résidents des territoires non contrôlés par les autorités ukrainiennes, comme la Crimée, Sébastopol et les districts des régions de Donetsk et de Luhansk, ni les millions de réfugiés à l’extérieur du pays. Et que vaut un sondage réalisé dans un pays en guerre ? Remarquons, au passage, que le gouvernement ukrainien a reconnu des pertes d’une centaine de soldats par jour !
 

La générale Hachey

Au Québec, la chroniqueuse Isabelle Hachey de La Presse+ se fait l’écho du journal Kyiv Independent, dont « l’indépendance » ne l’empêche pas d’être la voix du président Zelensky. Dans sa chronique du 26 mai, intitulée « Stop ou encore », Isabelle Hachey s’en prend au New York Times, à Emmanuel Macron et Henry Kissinger ! Rien de moins ! Elle s’élève contre l’acceptation de tout « compromis douloureux » permettant de mettre fin au conflit. Pour la chroniqueuse, subitement autoproclamée stratège militaire, la victoire de l’Ukraine est la seule option possible, en brandissant à son tour le spectre de la politique de l’« apaisement » de Munich en 1938.

Déjà, la générale d’estrade avait, dans une chronique précédente, traité d’« idiots utiles de Poutine  » tous ceux qui attribuaient une part de responsabilité à la politique d’expansion de l’OTAN dans le conflit actuel et qui se proclamaient pacifistes.

Dans une récente déclaration, la ministre canadienne de la Défense, Anita Anand, a justifié l’envoi de 20 000 obus d’artillerie à l’Ukraine en déclarant « Le Canada et l’Ukraine sont plus que de proches partenaires. Nous sommes une famille ». Une déclaration qui démontre, une nouvelle fois, l’influence disproportionnée de la communauté ukrainienne canadienne sur les politiques d’Ottawa. Une influence dont le signe le plus apparent est la présence aux postes de commande du gouvernement canadien de l’omniprésente ministre Chrystia Freeland, elle-même d’origine ukrainienne et dont la mère est une des rédactrices de la Constitution de l’Ukraine.

Après cela, il y en a qui s’indigne que Vladimir Poutine qualifie le Canada de « petite Ukraine » !

Au Canada, tous les principaux médias s’alignent sur les positions de Zelensky-Freeland-Hachey, pour le plus grand bonheur des marchands d’armes, des pétrolières et des gazières, et des producteurs de blé qui ne demandent pas mieux que la prolongation de la guerre. Bien entendu, nos éditorialistes auront une bonne pensée pour les millions de personnes qui souffriront de la faim, qui mourront par suite de la famine.

À quand un New York Times canadien ? À quand une défense de la paix ?