Front commun : Manifestation d’indifférence

2023/10/04 | Par Simon Rainville

Le grand rassemblement du Front commun du 23 septembre dernier a été un franc succès d’un point de vue militant. Plusieurs dizaines de milliers de travailleuses et de travailleurs de tous les secteurs étaient présents. En marge de cette démonstration de force, des centaines d’événements de sensibilisation et de revendication sont organisés dans toutes les régions du Québec. Depuis le 18 septembre, les assemblées générales se prononcent avec force pour des mandats de grève pouvant aller jusqu’à la grève générale illimitée.

Malgré cela, le gouvernement fait la sourde oreille. Son discours patronal est condescendant et ses spin doctors inondent les médias de messages qui n’ont rien à voir avec la réalité des tables de négociation. Les « négociations » piétinent tant à la table centrale qu’aux tables sectorielles.

L’offre gouvernementale faite aux policiers, qui proposait une augmentation salariale de 21% sur cinq ans, a été rejetée. Cela n’empêche pas la ministre Lebel de prétendre que le risible 9% offert au secteur public est une augmentation décente. Je dirais plutôt qu’il s’agit d’une augmentation « descente », de ces descentes qui affectent une nation entière et qui appauvrissent ses membres.

Le mépris des employés de l’État

Comment ce gouvernement caquiste, qui nous casse les oreilles avec sa volonté de créer un Québec plus riche, peut-il être à ce point méprisant avec ses employés et leur offrir des conditions de travail déplorables? Comment peut-il traiter si mal ceux et celles qui ont pour tâche d’éduquer, de soigner, d’écouter et de former les « créateurs et créatrices de richesses »? Puisque c’est de cela qu’il s’agit : le secteur public, malgré les coupes et la privatisation tous azimuts des dernières décennies, demeure le pilier du Québec.

Or, la veille de la manifestation, le Protecteur du citoyen a fait paraître un rapport dévastateur pour le gouvernement. Ce rapport montre que le manque de main-d’œuvre est à ce point criant que les services publics sont en surchauffe et prêts à l’implosion. Retard de traitement, erreurs administratives, congestion des lignes téléphoniques, manque de personnel qualifié, insuffisance des places dans les CHSLD, les services de garde et les centres jeunesse ne sont que quelques visages de cette réalité. En période de pénurie de main-d’œuvre, il ne faut pas être devin pour comprendre que la première façon de limiter ces dysfonctions est de consentir de meilleures conditions de travail et salariales.  Mais le problème est aussi structurel et idéologique et ne se réglera pas en une négociation.

De l’argent pour les multinationales

Or, le gouvernement ne montre qu'indifférence ou dédain pour les membres du Front commun parce qu’il est occupé à mettre sur pied d’autres projets qui coïncident mieux avec ses idéologies néolibérales. La CAQ, qui prétend que les coffres sont vides, trouve soudainement de l’argent pour les minières et autres « projets structurants pour l’économie ». Il faut ici entendre « structurant pour l’économie des multinationales ». Près de 3 milliards (en plus des 4,4 milliards du fédéral) seront donnés à même les coffres du Québec à Northvolt pour sa filière de batteries. Alors que l’inflation bat son plein, que les ménages peinent à joindre les deux bouts, la CAQ préfère favoriser ses amis.

Le plan de développement économique du Québec est dicté par Washington, dont la politique guerrière dévoilée dans l’Inflation Reduction Act et le Chips and Science Act par le président Biden intime au Québec et au Canada d’être des réservoirs de ressources naturelles, comme le rappelait Pierre Dubuc en ces pages en juin dernier. Sous couvert d’une politique écologiste, Legault participe, tout sourire devant les caméras lors de son entrée à l’ONU, à une politique guerrière qui n’a rien à voir le souci environnemental. Cela contraste fortement avec les demandes du Front commun au sujet de la gestion de la crise climatique. Deux projets de société s’entrechoquent donc.

Une couverture indifférente des médias

Mais le gouvernement n’est pas le seul à manifester une indifférence à la situation des travailleuses et des travailleurs. Il semble que les principaux médias du Québec ne fassent pas d’analyses des questions sociopolitiques, se contentant de relayer l’information des spécialistes des communications.

Sinon, ils en minimisent l’importance. Le Devoir du 16 septembre considérait le Front commun comme un élément parmi d’autres de la rentrée parlementaire québécoise. Comme si un phénomène qui touche directement 420 000 personnes (sans compter leurs familles) était un détail. Comme si la masse ne faisait plus le poids dans un journal qui nous vend sans arrêt des histoires personnelles dépeintes comme des cas d’intérêt public. À l’âge de la politique spectacle individualiste, il semble qu’une négociation collective qui affecte directement le huitième de la population et indirectement le tissu social du Québec ne fasse pas le poids devant les revendications de groupuscules.

Le jour de la manifestation, alors que le site internet de Radio-Canada parlait de « milliers de fonctionnaires » plutôt que de dizaines de milliers de manifestants, l’édition du 22 heures de la société d’État offrait un court temps d’antenne à l’événement sans jamais aborder directement les revendications des centrales syndicales.

Elle a préféré rappeler comment le front commun de 1972 avait créé du désordre au Québec, en rappelant l’arrestation des chefs syndicaux et les inévitables dérapages, sans évoquer réellement les gains historiques. Le site de la société d’État mentionnait bien que le rapport du Protecteur du citoyen « donne des munitions aux syndicats de fonctionnaires », mais sans expliquer quelles sont ces munitions. Une façon comme une autre, j’imagine, de pratiquer « la neutralité journalistique ».

Étonnement, c’est dans les médias de Québecor que le traitement médiatique est le moins complaisant. Lors de son passage à QUB Radio/Le Journal de Montréal, François Enault, responsable de la négociation pour les centrales syndicales, a rappelé avec raison que le but des centrales syndicales « est d’avoir une convention collective très bonne pour nos membres et qu’ils soient heureux (…) pas de faire la grève! » Mais, comme le gouvernement n’a pas changé ses offres d’un iota depuis le 15 décembre dernier, les travailleurs et travailleuses n’ont d’autres choix que de faire monter la pression.

TVA a d’ailleurs relayé le sondage du Front commun qui montre que la majorité des Québécois et des Québécoises jugent insuffisante l’offre patronale. 86% se disent en accord complet ou partiel avec la revendication du secteur public d’indexer les salaires minimalement au coût de la vie. Il faut que les syndicats conservent cette approbation citoyenne en gagnant la bataille médiatique.

Ne pas se perdre dans l’indifférence

Ce ne sera pas une mince tâche de rappeler sur de longues semaines que les inégalités sociopolitiques comptent tout autant que les inégalités qui touchent des individus et des communautés spécifiques, qu’il existe encore des domaines qui unissent les travailleuses et les travailleurs dans leur combat contre le système capitaliste et un gouvernement néolibéral à la solde des États-Unis. Il pourrait y avoir quelque chose de beau qui jaillisse de cette négociation : se souvenir que la société québécoise peut encore être solidaire.

Mais le Front commun devra aussi lutter contre une forme d’apathie, d’indifférence et de fatalisme qui traverse notre époque et qui fait dire à plusieurs, même chez ses membres: nous n’avons pas le choix. Nombreux sont ceux et celles qui pensent que les choses doivent changer, mais ne croient plus que cela viendra des institutions actuelles. Ils sont résignés à aller à l’affrontement avec le gouvernement, mais sans enthousiasme. Cela pourrait bien être la meilleure arme du Front commun : la rage sourde, mais résignée de ses membres.