Les mots sont importants. Ils peuvent être acquiescement comme renoncement. C’est par eux qu’aujourd’hui je consens au monde. J’ai longtemps fui ou arrangé le réel en me cachant dans le langage. J’ai réussi à me défaire de mon « double » par l’écriture, la douleur et les heures. Mais aussi par la joie retrouvée de plaisirs simples, idéalement partagés. C’est dans l’entrelacs des amitiés et des mots que la vie m’est aujourd’hui tolérable. Dans de rares moments de lucidité, « j’ai compris qu’au cœur de ma révolte dormait un consentement », comme l’écrivait Camus dans Noces.
Plus le temps passe et plus je prends conscience de l’importance de l’amitié dans la définition d’une personne. C’est peut-être pour cela que les correspondances d’écrivains m’ont toujours passionné. On y trouve souvent l’abandon que Montaigne décrivait au sujet de son amitié avec La Boétie: « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Cet indicible est le lieu de l’amitié, de l’ami comme un autre soi.
Quelques années auparavant, La Boétie avait affirmé pour sa part : « L’amitié, c’est un nom sacré, c’est une chose sainte : elle ne se met jamais qu’entre gens de bien et ne se prend que par mutuelle estime, elle s’entretient non pas tant par bienfaits que par bonne vie. Ce qui rend un ami assuré de l’autre, c’est la connaissance qu’il a de son intégrité : les répondants qu’il en a c’est son bon naturel, la foi et la constance. »
L’amitié vitale
J’ai repensé à la constance de cette amitié célèbre en lisant Tu me rappelles un souffle, correspondance entre Robert Lalonde et Jonathan Harnois écrite en début de pandémie. De Lalonde, écrivain, dramaturge et comédien bien connu, j’aime toute l’œuvre. D’Harnois, je ne savais pratiquement rien, outre le fait qu’il avait publié un roman. Et je dois admettre que ses lettres me prouvent que j’avais tort de le méconnaître. Il a manifestement une langue à lui, une sensibilité d’écrivain et un regard décalé de « renifleur d’invisible », comme il le dit lui-même. Par exemple, le titre de la correspondance, que j’attribuais spontanément à Lalonde - dont les titres Le monde sur le flanc de la truite ou Où vont les sizerins flammés en été? témoignent du sens de la formule - est en fait de Harnois qui confie à la fin de la correspondance : « Tu me rappelles un souffle, une langue-lame-de-fond que je n’oserais pas, sans toi, croire mienne. »
Si, avant de se plonger dans les lettres, on peut s’imaginer que l’échange tournerait autour de la recherche de l’approbation de Harnois envers Lalonde, son ainé de 30 ans, il n’en est rien. Pour tout dire, si Harnois cherche bien la lumière et les conseils de celui qu’il nomme « mentor » et dont les lettres lui font l’effet d’une « défibrillation littéraire », Lalonde remercie régulièrement son jeune ami, dont l’angoisse existentielle est patente, de lui redonner goût en l’écriture et, en quelque sorte, en la vie, deux choses indissociables pour des écrivains.
Plus le temps passe, plus les deux admettent que la correspondance leur devient vitale et l’admiration est palpable. L’ainé cherche à convaincre son cadet qu’il possède une plume, qu’il pressent en lui un « écrivain important », qu’il fait partie des « écrivains qui existent – qui ont une voix, bientôt une audience et une présence », comme le disait Malraux au jeune Camus au siècle dernier. Le cadet avoue pour sa part jalouser la source de son ainé, « cet emballement dans ta voix, qui vient d’on ne sait où – de l’animal, du ciel ou de la cascade d’eau vive – et qui capture dans ses transports les joyaux et les essences cachées du monde ».
C’est d’ailleurs Camus, écrivant à son ami René Char, que cite Harnois à la fin de la correspondance afin d’expliquer toute l'affection qu’il ressent pour Lalonde : « Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. » C’est bien cela l’amitié : une relation qui libère.
L’amitié littéraire
Et de quoi peuvent bien se parler deux amis écrivains? D’écriture, bien sûr, mais surtout de la vie qui mène à l’écriture, de ce « nerf furieux de vivre », comme ils écrivent en préface; du désir, mot qui revient très régulièrement dans leur échange; du doute, qui les envahit tour à tour; de la quête, qui les précède et leur succède; de filiation, à la fois à embrasser et à repousser; de l’absurdité de la vie, contre et avec laquelle on doit négocier ; de liberté, à la fois nécessaire, démesurée, dangereuse et inatteignable; de contentement, qui est l’envers de « la passion du confort » (Lalonde) que nous vendent à gros prix nos sociétés capitalistes; de l’appréhension de la mort, qui, comme le dit Harnois, nous « pratique à vouloir ce que veut la vie elle-même : accueillir nos désarmements à cœur ouvert ».
On y parle aussi beaucoup de la perte de l’enfance, thème récurrent chez Lalonde, qui affirme ici qu’il cherche toujours « cet enfant d’avant la perte d’innocence, celui qui touchait, était touché sans avoir recours à l’avant ni à l’après », lui qui, malgré tout, arrive aujourd’hui encore « à suivre la goutte de pluie sur la vitre, à isoler la plainte de la tourterelle, à surprendre l’amour dans un drap qui bat au vent, à sortir du piège de l’impossible ou du trop tard ». C’est qu’il cherche à « se faire vieux en conservant un cœur à la fois tendre et fâché ».
Mais le temps use, s’emplit de défaites qui « nous rejettent à leur guise sur une grève jonchée de bois mort, bois mouillé avec lequel on peine à allumer le feu qui éclairerait la nuit qui nous encercle », comme l’écrit Lalonde. Harnois rétorque à son ainé que les mots aident à « habiller de vie l’existence », « à éplucher l’ombre qui nous enveloppe » et que, heureusement, il « y aura toujours l’œil des mots pour nous apprendre à nous voir ».
C’est pourquoi ils échangent beaucoup sur l’acte d’écriture, sur la recherche de la transparence dans le style et le fond, chacun y allant de ses conseils, de ses questions, de ses aveux et de ses désaveux. Lalonde, pour qui l’écriture « est une guérilla », écrit beaucoup, charcute, dissèque « chirurgicalement » ses textes, afin qu’ils lui semblent plus forts, ce dont sa volumineuse bibliographie témoigne. Harnois, dont la « poubelle a la gorge creuse » et le « poêle a le brasier gourmand », peine à mener à terme ses projets, perd la flamme, doute de l’intérêt de ses mots, ce qui explique qu’il a peu publié, si l’on exclut des paroles de chanson.
« J’aimerais bien, lui confie Lalonde, que tu prennes mon admiration au sérieux. Je sais parfaitement – on ne me blouse pas là-dessus - que tu besognes fort et assidûment, avec ce que tu crois être de maigres moyens, et peaufines comme celui qui ne sait pas la chance qu’il a de couler de source. C’est ça, écrire. C’est être furieux par amour et donner sa confiance et sa misère sans y penser à trois fois – deux fois c’est obligé et c’est assez. » Il l’encourage à poursuivre sa voie, malgré le doute dans sa voix : « On évolue moins en acquérant qu’en se dépouillant. Et puis on doit parfois s’arrêter pour retrouver l’insouciance, qui n’est pas une renonciation mais un pas à l’écart de l’impossible qui nous redonne l’insignifiance fructueuse. »
De toutes ces réflexions sur le sens de l’écriture, les épistoliers précisent dans l’introduction : « On ne nait pas pour écrire, mais il est parfois bon d’écrire pour naître … » Cette quête prend de plus en plus de place dans la correspondance. Lalonde affine la réflexion : « Oui, écrire c’est s’effranger de soi-même. Sans lui concéder pouvoir de guérison, il m’apparaît clair que l’écriture, la vraie, débonde, désentrave, détrousse, décrasse, débarrasse de sa suie une mémoire où de vieux feux, en apparence éteints, se consument en catimini. » Ces échanges les mènent au constat que, comme le dit Harnois, « C’est par le chemin des autres qu’on va à sa propre rencontre. Et l’écriture est une mue. » Ce à quoi Lalonde rétorque « qu’il nous faut écrire pour apaiser des soifs légitimes ». J’ajouterais : envers et contre tous – et contre soi !
L’amitié, entre littérature et quotidien
Mais cette amitié ne repose pas tant sur l’écriture que sur la vie elle-même, source « des soifs légitimes ». Harnois confie, en début de correspondance, que, selon lui, « la vie n’est pas dans l’art; la vie est dans la vie », avant d’ajouter dans la toute dernière lettre : « Mais c’est du jeu tout ça. L’essentiel gît ailleurs. Cette page blanche ne sera jamais un ciel. Ce style ne sera jamais un fleuve. Et au plus beau des poèmes je préfère encore ton clafoutis. »
La vie digne d’être vécue, magnifiée par l’art et l’écriture, est rendue possible grâce à la réciprocité des amitiés, conclut Lalonde : « Enfant, on ne sait pas encore que qui perd gagne. Qu’on saura, avec un peu de chance et vaille que vaille, se dépouiller des choses mal acquises. On ne sait pas que ce sera long avant de commencer à vivre, peut-être mal foutu mais libre, seul, en quête de compagnes et de compagnons également tendres et furieux, recroquevillés elles et aux aussi dans leur solitude de chercheurs d’harmonie. »
Ces compagnes et compagnons, dont l’amitié ne repose sur rien d’autre que sur le plaisir partagé de vivre, sont une jouvence. À chaque rencontre, on reprend là où on a laissé, même si on ne laisse jamais vraiment rien en plan. On suspend, faute de temps, mais on reste là, tout là, toujours là. Avec ces personnes, ce sont nos âmes écorchées qui ont eu, et ont chaque fois, une complicité immédiate. Parce que ce sont eux, parce que c’est moi.
Robert Lalonde et Jonathan Harnois, Tu me rappelles un souffle, Montréal, Boréal, 2023, 191 p.
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