Conjuguer l’être humain et six bras de robots

2023/10/25 | Par Olivier Dumas

Avec AEMULUS, les deux chorégraphes aux parcours polyvalents questionnent une humanité fragile face à une technologie dominante.  

Qu’ils s’agissent de l’intelligence artificielle ou encore de ChaptGPT dans les salles de classe, nos repaires actuels semblent bien imprévisibles pour le futur. L’omniprésence du monde virtuel à notre époque se répercute désormais aussi dans les créations artistiques.

Récemment au Théâtre La Chapelle, j’ai grandement apprécié AEMULUS (origine latine du mot émule, soit quelqu’un qui cherche à dépasser ou surpasser quelqu’un d’autre ou quelque chose d’autre), production de la compagnie Optikx qui a nécessité trois ans de travail. L’occasion m’a permis d’échanger avec les deux chorégraphes de cette œuvre exigeant plus de 300 heures de répétitions : le concepteur Jean-François Boisvenue, ainsi que la danseuse (et vidéaste sous-marine) Giverny Welsch.

Fondée sous le nom La nuit/Le bruit en 2017 par Boisvenue et Claire Renaud, Optikx (sous cette appellation depuis 2021) a précédemment monté le solo La Dette de Dieu (2018) où se conjuguaient le théâtre, la musique, la danse avec des aspects documentaires, autour d’enjeux monétaires. La seconde proposition, Contre la suite du monde (clin d’œil au documentaire de 1963 par Michel Brault et Pierre Perrault), exposait d’un œil pessimiste «la faillite de notre société et nos consciences politiques». En 2021, la compagnie présente Nyctophobie, adaptation scénique et chorégraphique d’un court-métrage homonyme, réalisé par Boisvenue traitant de problèmes de santé mentale (dépersonnalisation et déréalisation), qui s’est illustré dans divers festivals.     
 

Danser avec des machines robotisées

Dans AEMULUS, Giverny Welsch danse sur scène, seule humaine, entourée de six bras robotisés (dont deux plus grands que les quatre autres) «fabriqués de A à Z et modélisés en 3D», en plus d’un écran où apparaissent des images au traitement poétique. Parfois inquiétante, parfois méditative, l’exécution scénique scrute pendant environ une heure la dualité entre présence corporelle et la technologie qui nous conditionne. La conception sonore d’Arthur Champagne et les éclairages de Marguerite Hudon apportent une dimension sensorielle percutante à l’entreprise artistique multidisciplinaire.

La pandémie amorcée au printemps 2020 a servi de bougie d’allumage. «Tout était sur arrêt et il y a volonté chez les artistes de se réinventer pour ne pas s’éteindre. Nous étions en confrontation directe à nos individualités», expliquent en tandem Giverny Welsch et Jean-François Boisvenue. Ce dernier donnait des ateliers d’arts numériques («pour apprendre à faire bouger les choses») lors de l’annonce du premier confinement. 

Au bout du fil, leur complicité demeure palpable. «Notre première collaboration a été pour une pièce de Sarah Kane, Purifiés, présentée à l’UQAM», dévoile Welsch. Son compère souligne à cette occasion «avoir rapidement remarqué son talent, son aisance comme interprète et son ouverture d’esprit devant l’inconnu». 

Avec son mémoire de maîtrise en danse de l’Université du Québec à Montréal, Giverny Welsch s’intéresse de près à des manières sensibles de concevoir le mouvement avec les différentes matières (d’où son intérêt pour le domaine aquatique). «Je suis assez douée avec la technologie. Je trouve cela inspirant. Quand tu performes sur scène avec les six bras robotisés, il faut apprendre à gérer les imprévus.»  

Détenteur d’une maîtrise en études allemandes et poursuivant des études doctorales en littératures comparées (Université de Montréal), en plus de son diplôme de l’École supérieure de théâtre de l’UQAM (2006), Jean-François Boisvenue a voulu préserver malgré toutes les recherches et les pistes exploratoires, des espaces de simplicité. «Une entreprise comme AEMULUS teste nos patiences et nos limites physiques.»
 

Redéfinir son humanité 

Un séjour à Notre-Dame-des-Prairies a permis au projet de se détacher d’une esthétique trop froide ou «trop imprégnée de la science-fiction». Par ailleurs, le résultat réussit l’équilibre de ne sombrer ni dans une vision trop apocalyptique ni trop idyllique.

Giverny Welsch mentionne que de performer seule avec des machines ne lui donnait pas l’impression de se retrouver devant de simples objets décoratifs ou «des fantômes. Je n’étais pas effrayée par le défi d’une telle aventure. Je me sentais dans un spectacle qui nous renvoie un miroir de notre humanité. Je ne veux pas d’une dualité entre les individus et les machines, mais une alliance. Il ne faut pas se braquer les uns contre les autres.»

La danseuse a ajouté bien de ses couleurs personnelles et accepté des «propositions parfois dérangeantes» de son comparse. «Je voulais au début de la représentation sortir des estrades (ce qui donne pour le public l’impression qu’elle rampe comme un reptile) ou encore d’exécuter des mouvements comme ceux d’une araignée.»

Giverny Welsch souligne la symbiose nécessaire entre les chorégraphies et la conception sonore (ici d’Arthur Champagne). «La danse diffère du théâtre. Elle doit travailler avec la musique pour que la partition corporelle soit en osmose avec elle.»

Pour Jean-François Boisvenue, des réalisations comme AEMULUS donnent une opportunité d’explorer les relations entre les individus et la machine, en plus de scruter les impacts entre les deux entités. Une telle confrontation se traduit dans l’exigence pour l’être humain (notamment les interprètes) «d’habiter (différemment) son propre corps».

Pour étayer son propos, l’artiste-chercheur cite les réflexions du philosophe français Gilbert Simondon (l’une de ses références) sur le concept d’individuation, «pour qui il n’y a d’Être qu’avec le complément qu’est le milieu engendré en même temps que l’individu». Boisvenue donne l’exemple d’Internet «qui existe véritablement par les manipulations que nous en faisons. Nous façonnons la technologie à notre image. Je ne me considère ni comme un techno-pessimiste ni comme un techno-optimiste.»      

Peut-on espérer des reprises pour une œuvre scénique aussi actuelle qu’envoûtante? «Des diffuseurs ont manifesté leurs intérêts», lancent ses deux chorégraphes multidisciplinaires, en écho aux soubresauts de notre univers contemporain. 

Pour en savoir davantage sur le parcours de la compagnie : https://www.optikxxkitpo.com/

Suggestion littéraire

Cet automne, l’autrice Caroline Vu a lancé son troisième roman, le bouleversant Boulevard Catinat (Pleine Lune), traduit de l’anglais de Carole Noël et de Marianne Noël-Allen. À la même maison d’édition, elle a déjà publié Un été à Provincetown et Palawan, en plus d’une nouvelle dans l’ouvrage collectif Enfances plurielles.

L’histoire s’amorce à Saigon en 1966. Nous rencontrons deux amies en pleine guerre du Vietnam. L’une aime draguer les G.I. dans les bars tandis que l’autre s’engage dans la résistance communiste. La première tombera enceinte d’un soldat noir états-unien. L’enfant né de cette union, Nat (baptisé en l’honneur du chanteur et pianiste Nat King Cole) tentera plus tard de retrouver son père.

Nous croisons des personnages attachants, parfois irascibles, dans une société aux prises avec l’idéologie mortifère d’un régime politique qui briment les libertés individuelles. Les moments où Nat regarde à la télévision Mission impossible avec mère supérieure (activité pourtant défendue à l’orphelinat) amusent et suscitent la réflexion sur le soft power de la culture made in USA. Par la suite aux États-Unis, nous ressentons les difficultés pour les protagonistes expatriés (sur trois générations) de reconstruire leur existence sur un nouveau continent.  

Impossible de lâcher cette poignante fiction historique avant la dernière page!