L’Agence transport Québec : une idée thatchérienne

2023/09/01 | Par Orian Dorais

Comme tous les adeptes du néolibéralisme, François Legault et son parti prétendent s'opposer à la bureaucratie et au gaspillage des fonds publics. Comme tous les adeptes du néolibéralisme, ils s'empressent – une fois au pouvoir – d'adopter des techniques de gestion inspirées du privé qui alourdissent la bureaucratie (en multipliant les postes de cadres et de gestionnaires) et accroissent les dépenses superflues (en permettant à des sous-traitants de siphonner les ressources de l'État). Pour parvenir à une « meilleure efficacité des services publics », qui pourtant ne se concrétise jamais, on complexifie inutilement les structures de gouvernance et on gère l'appareil gouvernemental comme une entreprise.

L'aboutissement de cette logique se révèle dans le projet caquiste de créer une «agence des transports» qui prendrait en charge une bonne partie des mandats du ministère des Transports (MTQ). Le rôle du ministre, vidé de ses responsabilités, se résumerait maintenant à superviser cette agence massive, qui serait sous le contrôle d'un conseil d'administration et d'un PDG. Cette réforme semble au mieux inutile, mais selon Christian Daigle, président du Syndicat de la Fonction publique/parapublique du Québec (SFPQ), elle pourrait même être risquée. Entretien à ce sujet avec lui. 

Orian Dorais. : M. Daigle, pourriez-vous faire l'historique de ce projet d'agence de transport ?

Christian Daigle : L'idée de confier des mandats gouvernementaux à des agences privées ou semi-privées, ça commence en Grande-Bretagne avec Mme Thatcher, qui va privatiser les aéroports britanniques, ce qui va donner lieu à plusieurs problèmes de fonctionnement. Ici, c'est la puissante Association des constructeurs de routes et grands travaux du Québec qui va entreprendre le projet. Le gouvernement n'a pas sorti cette idée-là de son chapeau; non, ça lui a été inspiré par un regroupement de plus de 2 000 firmes de génie et de construction qui ont un intérêt financier dans l'affaire.

En théorie, l'agence viserait à diminuer les coûts des grands projets de transport, notamment en planifiant mieux l'octroi des contrats, mais elle a été pensée presque de A à Z par un lobby qui a à coeur le profit, plutôt que l'intérêt public ou l'élimination du favoritisme.

En 2007, le gouvernement Charest a essayé de passer la première mouture d'une loi pour créer l'agence, mais les libéraux étaient minoritaires à l'époque et l'élection anticipée a repoussé le projet. Même scénario en 2013, quand Sylvain Gaudreault était ministre des Transports et qu'il a essayé – ce qui était un peu étonnant de sa part – de relancer cette fausse bonne idée libérale. Encore une fois, son parti était minoritaire à ce moment-là et l'élection anticipée a annulé la réforme. Mais, aujourd'hui, la CAQ, majoritaire, ressort le projet des boules à mites.
 

L’exemple de la SÉPAQ

O. D. : Avant d'aborder tous les autres risques liés à cette «agence transport-Québec», diriez-vous que sa création risquerait d'entrainer une dégradation des conditions de travail pour les travailleurs du MTQ ? 

C. D. : En premier lieu, il faut mentionner que les ouvriers et employés de soutien du MTQ gagnent entre 30% et 45% de moins que leurs collègues, dans les administrations municipales par exemple. Donc, il y a déjà un écart de rémunération important, et disons que ce serait étonnant qu'une agence conçue comme une compagnie à but lucratif soit très pressée de rattraper ce retard salarial. Il risque d'y avoir une stagnation des conditions de travail.

Après, est-ce que la transition vers une agence pourrait empirer les choses pour nos membres... c'est pas impossible. Je vous donnerais l'exemple des syndiqués de la SÉPAQ (la Société des établissements de plein air du Québec), qui étaient auparavant régis par la convention collective des fonctionnaires, qui s'appliquait à l'ensemble des employés des ministères. Ils relevaient du ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche, devenu une société hors fonction publique.

Quand nos membres sont devenus des employés de la SÉPAQ plutôt que du ministère, ils se sont retrouvés avec une convention s'appliquant à une petite société, plutôt qu'à un ministère complet. C'est certain que, lors d'une négociation, plus y a de gens impliqués, plus y a de poids. Le gouvernement a profité du fait que les employés de la SÉPAQ ne pouvaient plus négocier côte à côte avec leurs collègues des ministères, et donc étaient rendus moins nombreux, pour imposer une convention moins avantageuse. Résultat, on a constaté une dégradation des conditions de travail à la SÉPAQ, dans les premières années.

Plus généralement, on remarque un morcèlement des accréditations de la fonction publique. Dans les années 1980-1990, mon syndicat représentait principalement deux accréditations : les fonctionnaires et les ouvriers. Aujourd'hui, on négocie pour une quarantaine d'accréditations! Quand le gouvernement multiplie les agences et les sociétés parallèles, ça lui permet de mieux diviser les travailleurs en plein de sous-catégories, ce qui complique les négos. Ça lui permet aussi de retarder les pourparlers, en prétendant que comme les agences sont « autonomes », il n'a pas à s'en occuper.

C'est possible qu'il essaie le même truc avec la future agence des transports. Mais, j'avertis tout de suite que, si les conditions de nos membres présentement au MTQ stagnent ou empirent, il va y avoir un problème de recrutement catastrophique. La CAQ risque de créer une agence... où personne ne voudra travailler. Ça lui servira peut-être d'excuse pour confier encore plus de travaux à des sous-traitants, donc à des intérêts privés.

O. D. : Dans un communiqué de presse, le SFPQ a eu des mots assez durs pour le projet d'agence, on parle de « risques de dérapages vers des pratiques de gouvernance antidémocratique ». Pouvez-vous élaborer sur votre opposition à ce modèle de gestion?

C.D. : D'abord, ce qu'on craint dans ce projet-là, c'est que les futurs ministres des Transports vont se déresponsabiliser. Si on confie à une agence «indépendante» le soin de gérer tous les mandats de l'État, à quoi sert le poste de ministre? Ça va devenir facile de se cacher derrière le PDG de l'agence quand des mauvaises décisions seront prises. On en a vu un exemple avec le fiasco de SAAQclic. Ç'a pris deux semaines avant que le ministre Caire ne fasse une sortie. La ministre Guilbault a effectivement écourté son voyage en Europe, mais elle a remis la décision au PDG et à son CA.

Finalement, le gouvernement a blâmé et limogé le président de la SAAQ, M. Marsolais. Mais comment ça se fait qu'aucun ministre n'ait démissionné? À part ça, faudra voir le projet de loi, mais ce serait possible que la future agence ait encore moins de comptes à rendre au public que le MTQ, donc la gouvernance serait encore plus opaque.

O. D. : Pensez-vous que cette agence transports Québec pourrait diminuer la bureaucratie, comme le prétend le premier ministre ?

C. D. : À première vue, je dirais que ça va augmenter la bureaucratie. Pourquoi, dans cette agence-là, avoir besoin d'un CA ? Pourquoi avoir besoin d'encore plus de cadres et de gestionnaires ? On sait qu’une agence va encore multiplier les postes de direction, en plus de son CA. Puis, ces postes-là vont être comblés par les « top-gun du privé », donc possiblement des bons amis du gouvernement, qui vont avoir le nez dans le plat de bonbons, ou plutôt les deux mains dedans.

En fait, quand Legault a été élu la première fois, il disait vouloir abolir 5 000 postes de fonctionnaires et il répétait un peu partout qu'il ne voulait plus de «gens qui font des rapports sur des rapports». Mais, dans son projet d'agence, il va y en avoir beaucoup des gestionnaires qui feront des « rapports sur des rapports ». À vrai dire, j'ai moi-même interpelé le premier ministre, à la sortie d'un évènement à Québec à l’époque, pour lui dire qu'il n'a pas besoin de couper des postes parmi les membres que je représente, qui offrent des services concrets aux citoyens, mais plutôt dans les sphères de la haute direction. On dirait que je ne l'ai pas convaincu. En ce moment, nos membres sont en sous-effectifs, la solution c'est pas de mettre plus de gens au sommet, comme ce que propose le gouvernement avec son agence.

O. D. : Le MTQ est touché par des problèmes concrets, nul ne le nie, mais quelles solutions le SFPQ propose-t-il pour réformer cette institution ?

C. D. : On pense qu'il faudrait avoir un ou une ministre des Transports avec une vraie vision, qui va chercher des solutions concrètes pour faire baisser les coûts des travaux publics et offrir des meilleurs services. Au SFPQ, on pense que, pour faire des économies, il faudrait éviter de recourir systématiquement à la sous-traitance. Dans certains cas, c'est nécessaire, mais il faudrait que le MTQ ait une main-d'oeuvre assez nombreuse et une machinerie assez fournie pour accomplir les travaux récurrents, ce qui serait beaucoup mieux que d'avoir des contrats octroyés à un seul soumissionnaire. Ça, ça fait gonfler les prix. Et, oui, il faut lutter contre la collusion, mais ça ne se fera pas en mettant en place une agence imaginée par les firmes de gestion et autres acteurs du privé.