Je suis dans cette lutte pour les enfants de tous

2023/11/01 | Par Orian Dorais

Au Québec, il est rare qu’une proposition de réforme du système de santé fasse l’unanimité. C’est pourtant le cas pour le projet de loi 15, porté par le ministre Christian Dubé, en cela que presque tout le monde s’y oppose. Ainsi, autant les médecins que les infirmières, autant le personnel soignant que les patients, autant les syndicats que plusieurs ONG, demandent au gouvernement de faire marche arrière.

Il en va de même pour les partis d’opposition, ainsi que pour six anciens premiers ministres qui ont signé une lettre ouverte à ce sujet. Il est difficile d’imaginer Pauline Marois, Jean Charest, Lucien Bouchard et Daniel Johnson fils être ainsi d’accord, mais la CAQ a réussi à tous se les aliéner. Seuls les gestionnaires, ceux qui font « rapport sur rapport », jadis dénoncés par Legault, soutiennent le gouvernement.

Et, comme si la liste n’était pas assez longue, le plan Dubé continue de trouver de nouveaux adversaires. Ce sont maintenant les sages-femmes du Québec qui dénoncent la loi 15, laquelle mettrait en danger leur autonomie professionnelle et leurs conditions de pratique. Alors que plusieurs marches ont eu lieu en soutien à la profession de sage-femme, je m’entretiens avec Josyane Giroux, présidente du Regroupement Les Sages-Femmes du Québec (RSFQ).

Orian Dorais : Mme Giroux, si nous commencions par le commencement en parlant de l’histoire des sages-femmes québécoises.

Josyane Giroux : Bon, c’est certain que les sages-femmes ont une longue et riche histoire, qu’on n’aura pas le temps de refaire au complet, mais je voudrais rappeler certains évènements des dernières décennies. À partir du milieu du XXe siècle, les accouchements se déroulent de plus en plus à l’hôpital, alors qu’avant c’était à domicile, ce qui amène une surmédicalisation des naissances.

« L’acte d’enfanter » devient réservé aux médecins.  Je vous entends déjà dire que cet acte-là est surtout l’affaire des mères, et vous auriez raison mais, pendant plusieurs décennies, seuls les médecins sont légalement autorisés à pratiquer des accouchements. Cela s’accompagne souvent de violences obstétriques et d’anesthésies forcées.

Des femmes cherchent des alternatives à l’hôpital et à ses structures rigides. Elles mettent au monde chez elles, parfois accompagnées de spécialistes féminines aptes à les aider. Ce sont les sages-femmes et elles représentent une tradition qui existe depuis des décennies ou même des siècles, assez répandue notamment en Grande-Bretagne et dans les anciennes colonies britanniques (Irlande, Australie, Nouvelle-Zélande).

O. D. : Et comment cette pratique est-elle devenue légale chez nous?

J. G. : Il a fallu beaucoup de militantisme. Dans les années 1980, une série de colloques appelée « accoucher ou se faire accoucher » est venue encourager la légalisation de notre profession et la création des maisons de naissance. Durant cette même décennie, on a assisté à la mise en place des premiers regroupements de sages-femmes.

Après plusieurs discussions, comités et projets-pilotes, enfin, en 1999, arrive la légalisation. Elle s’accompagne de la fondation de notre ordre professionnel et de la création d’une formation pour les sages-femmes à l’UQTR. Je précise que nous avons toujours fait face à une forte opposition des corporations médicales, surtout celles des médecins, qui ne souhaitaient pas nous voir acquérir plus d’autonomie.

Ce n’est qu’en 2004 que les sages-femmes obtiennent leur première entente collective et, en 2015, que nous obtenons un cadre de référence. Encore à ce jour, pour avoir des services de sages-femmes, il faut monter une initiative citoyenne. Ce sont donc des bénévoles et des organismes qui doivent formuler des demandes complexes pour l’obtention du service; ce n’est le cas nulle part ailleurs dans le réseau.

La réforme Dubé

O. D. : Comment la réforme Dubé vient-elle menacer cette autonomie durement gagnée?

J. G. : Alors qu’on s’apprête à célébrer le vingt-cinquième anniversaire de la légalisation, la loi 15 vient menacer les structures en place depuis 1999. En ce moment, les services de sages-femmes sont coordonnés – pas dirigés, c’est très important de faire la nuance – par des responsables qui se doivent de pratiquer une gestion transversale, en collégialité avec les autres professions médicales.

Le gouvernement veut plutôt créer un « département de la pratique sage-femme », où la coordonnatrice deviendrait une cheffe de département, sous la supervision d’un directeur médical. Autrement dit, on passerait à une gestion verticale, teintée par la vision des médecins. Et ça en dit déjà beaucoup qu’il ne soit même pas question « d’un directeur ou d’une directrice ». On tient immédiatement pour acquis que ce sera un directeur, ce qui témoigne de la vision un peu paternaliste de la réforme.

Sinon, une des grandes victoires de 1999 était notre conseil professionnel. Ce dernier serait carrément dissout par la loi 15! Il serait fusionné à un conseil médical où siègent des médecins, des pharmaciens et des dentistes. Les médecins sont toujours majoritaires sur ces conseils et, légalement, il n’y a qu’eux qui peuvent en être les directeurs médicaux. Et c’est ce conseil, au sein d’un hôpital qui va prendre des décisions pour nos services, qui se donnent souvent en dehors de l’hôpital.

O. D. : La réforme vient-elle également mettre en danger les maisons de naissance?

J. G. : Les maisons de naissance sont déjà en danger. Dans le budget prévu pour les infrastructures du réseau de la Santé, aucun budget n’est prévu pour la réfection ou la construction de maisons de naissance, alors que nos projets ont été acceptés! Le gouvernement nous donne le feu vert… mais ne prend pas la peine de nous réserver des fonds.

Le ministère plaide un « oubli », mais disons que l’argument de l’oubli revient souvent quand il est question des sages-femmes. On en viendrait à croire que c’est de la négligence, cohérente avec la vision hospitalo-centriste du gouvernement. La maison de naissance de Lévis, par exemple, est désuète depuis des années, mais les rénovations sont constamment repoussées. Sinon, le gouvernement veut nous limiter à un milieu ou un secteur particulier. Sauf que nous sommes des professionnelles qui œuvrons en prénatal, en accouchement et en suivi. Nous ne morcèlerons pas notre pratique!

Les conditions de travail

O. D. : Au-delà de la loi Dubé, comment sont les conditions de travail des sages-femmes  

J. G. : La dernière entente de principe que nous avons négociée est assez satisfaisante. Par exemple, nous sommes allés chercher les primes de soir/fin de semaine et la rémunération des gardes que nous effectuons, ce qui nous rapproche de l’équité avec les autres professions.

Mais il faut dire que ç’a été très long avant d’obtenir une entente. Nous sommes tombées sans convention le 1er avril 2020, l’entente de principe a été acceptée au mois d’août 2022 et – encore un « oubli » – le Conseil du Trésor n’a pas trouvé le temps de signer avant mi-décembre 2022. C’est presque trois ans sans convention!

O. D. : Je trouve ça assez pitoyable de la part de la ministre Lebel. Bonjour la solidarité avec une profession majoritairement féminine… Quoi qu’il en soit, avez-vous espoir que le gouvernement caquiste va reculer sur son projet?

J. G. : Avec l’historique de notre profession, je vous dirais que l’espoir fait vivre. Le droit de pratique des sages-femmes a toujours été une lutte citoyenne. Si le gouvernement ne reconnait pas l’erreur qu’il est en train de commettre, le mouvement va se poursuivre et s’intensifier.

La Coalition pour la pratique sage-femme, derrière les manifestations d’octobre, a déjà l’appui de cinquante organisations régionales et nationales. Moi, personnellement, je me bats pour défendre le droit de pratique de mes consœurs, mais surtout je suis dans cette lutte pour mes enfants, pour les enfants de tous, qui doivent venir au monde dans les meilleures conditions.