Grève de 500 employés civils sur les bases militaires

2024/01/19 | Par Orian Dorais

On le sait, le gouvernement fédéral actuel aime dépenser. Beaucoup. Tant et si bien que la dette canadienne a doublé depuis début 2015 et la pandémie n’explique qu’une partie de cette augmentation pharaonique. Malgré ces centaines de milliards dépensés, les conditions de vie ne cessent de se détériorer dans toutes les provinces. De plus, Trudeau et ses ministres doivent fréquemment se faire tirer l’oreille pour accorder des conditions salariales décentes aux travailleurs des secteurs publics et parapublics, notamment à l’ARC ou à la Voie Maritime du St-Laurent.

Ils ont aussi eu recours à des lois spéciales – par exemple à Postes Canada en 2018 et au Port de Montréal en 2021 – ou, du moins, ont menacé d’y recourir, pour forcer le retour au travail. Ainsi, les libéraux ne rechignent pas à l’endettement, mais font tout pour éviter qu’une partie raisonnable des fonds empruntés reviennent aux travailleurs de la classe moyenne.

Là où la pingrerie dépasse l’entendement est le dossier des 500 employés civils qui travaillent sur les bases militaires canadiennes. Pour protester contre leurs conditions déplorables, ces travailleurs essentiels représentés par l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) sont entrés en grève le 15 janvier 2024, après presque un an et demi de négociations infructueuses. Je discute de ce conflit de travail avec Yvon Barrière, vice-président exécutif régional de l'AFPC-Québec.

Exclus de la fonction publique

Orian Dorais : La première chose qui frappe, lorsqu’on lit sur la situation de vos membres qui travaillent sur les bases, c’est de voir qu’ils tombent sous la désignation étrange d’employés des « Fonds Non Publics » (FNP). Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est ce système byzantin?

Yvon Barrière : Le principe date des années 1960. À cette époque, on a vu le développement de magasins utilitaires pour les soldat et leurs familles, les CANEX, ainsi que l’arrivée de services récréatifs dans les quartiers militaires. Au début, ces services étaient autosuffisants et les employés étaient rémunérés à partir des profits de vente. Donc, ils étaient autorisés sur des zones publiques appartenant au ministère des Forces Armées, mais fonctionnaient avec des fonds… non publics !

Sauf que, dans les dernières décennies, la gamme de services offerts par les FNP s’est diversifiée. Il y a des gens qui font de la comptabilité, de l’entretien de pentes de ski de fond ou qui offrent diverses activités de loisir, en plus de ceux qui gèrent les mess et les cantines.

Il y a aussi des kinésiologues et des éducateurs physiques qui entrainent les soldats, ainsi que, parfois, des agents de la SQ de certains services. On parle de bonnes routines d’entrainement, là, pas juste courir cinq minutes. Vous comprenez que ce ne sont pas juste les profits des CANEX qui financent tout cela. Le salaire vient du fédéral, ce sont des fonds publics, en tout sauf en titre.

Pourtant, le décret de 1982, qui visait à faire des économies de bouts de chandelles, reste en vigueur. Il empêche le personnel sous l’appellation FNP de faire partie de la fonction publique. Nos membres ont donc beaucoup moins d’avantages que leurs collègues du public et même d’une base à l’autre, il y a des disparités. Par exemple, quelqu’un travaillant à Valcartier pourrait faire 30% de moins que quelqu’un exerçant la même fonction à Petawawa. La partie patronale a profité du fait que ces professionnels étaient répartis en petites unités, sous de multiples accréditations, sans le rapport de force d’un groupe plus large.

Un salaire insultant

O. D. : Quelles sont donc les revendications du personnel FNP ?

Y. B. : C’est le salaire qui est, à la limite, insultant. Le salaire d’entrée pour quelqu’un en comptabilité, sur certaines bases, est de 16$! C’est à peine 75 cennes au-dessus du salaire minimum québécois, avec un échelon maximal de 21$. Des kinésiologues, donc des gens qui ont un baccalauréat, font 17,95$ à Bagotville. Nos membres ne veulent pas quitter les postes auprès des militaires, mais ils peuvent trouver mieux presque partout ailleurs. Ceux qui restent sont toujours en sous-effectifs.

Nous demandons non seulement la fin des différences salariales entre les bases, mais aussi une grille équitable avec ce qui est offert dans la fonction publique. En fait, nous demandons l’abrogation du décret de 1982, qui place le personnel FNP sous un régime différencié en ce qui a trait aux assurances, aux retraites et aux congés. Un exemple : ces employés sont forcés de rester au travail jusqu’à 65 ans pour leur pleine pension, donc le calcul ne se fait pas selon le nombre d’années travaillées, ce qui est presque toujours le cas ailleurs, mais est fixé à un âge précis.

Deux, trois emplois pour joindre les deux bouts

O. D. : Certains d’entre eux affirment devoir occuper plus d’un emploi…

Y. B. : Les conditions sont tellement mauvaises que le recrutement est difficile. Donc, les employés FNP actuels sont constamment surmenés. Certains prennent plusieurs heures supplémentaires pour joindre les deux bouts, d’autres occupent deux postes sur la base, un de jour, un de nuit. À Valcartier, pas plus tard que ce matin, j’ai parlé à un syndiqué qui avait trois emplois!

J’ai entendu des histoires de gens qui travaillent dans des gyms, dans des salles de spectacle ou dans la restauration, en plus de leur ouvrage sur la base. Parfois, des vétérans travaillent là et disent qu’avec leur pension militaire et leur salaire additionnés, ils arrivent à un niveau de vie correct. Ces vétérans se demandent comment font leurs collègues sans pension.

Peu de respect pour les employés… et les militaires

O. D. : Je suis loin d’être militariste, mais je trouve cela troublant que des vétérans doivent travailler après leur service. Ou que le personnel FNP soit si peu respecté. Comme vous disiez, ils entrainent des soldats et des policiers. Il me semble que bien les rémunérer devient un enjeu de sécurité.

Y. B. : Je ne suis pas le plus pro-armée, mais le but n’est pas de questionner la Défense Nationale dans sa forme actuelle. Je suis là pour défendre ces travailleurs - des civils - qui ont les moins bonnes conditions de tout l’appareil d’État fédéral. J’ai de la difficulté à trouver un groupe de travailleurs publics dont la contribution est aussi peu respectée.

Pensez-y, nos membres qui travaillent dans les cantines, les bars ou les CANEX interagissent avec des soldats revenant de missions, dont certains vivent du stress post-traumatique. Les employés civils les écoutent, les soutiennent. Aider des militaires parfois en détresse, ça rend un service inestimable, non seulement à l’armée, mais à l’ensemble de la société. D’ailleurs, les soldats ont tellement de respect pour eux qu’ils s’arrêtent pour les saluer sur les lignes de piquetage, leur apportent des muffins et du café.

Menacer les femmes enceintes

O. D. : Les syndiqués sont tombés en grève le 15 janvier, comment s’est déroulée la mobilisation avant cela?

Y. B. : Les négociations durent depuis l’automne 2022. Durant ce temps-là, on a invité nos membres à témoigner de leurs conditions et à écrire des communications au ministre de la Défense, M. Blair. L’employeur nous a demandé de nous engager dans un très long processus de classification des professions, qui aurait résulté dans une grille basée sur les salaires les plus bas.

Nous avons refusé une grille qui nivèle vers le bas, il faut partir des paies les plus hautes des travailleurs FNP et créer une rémunération équitable à partir de là. L’employeur nous a fait des déclarations du type : « On n’a pas plus d’argent, attendez-vous pas qu’on augmente. »

À un moment donné, des gens de la partie patronale se sont levés de la table et ont dit qu’ils allaient annuler l’indemnité versée aux femmes enceintes sur le chômage. Je rappelle que les femmes enceintes au chômage reçoivent un montant forfaitaire payé par l’employeur. Je n’ai jamais vu ça… s’en prendre à des femmes enceintes lors de pourparlers. Une chance, les gens qui ont dit ça ont reculé.

Mes collègues à Ottawa ont rencontré le ministre Blair, il nous a donné une réponse de politicien comme « on va regarder ça ». Donc, nous sommes tombés en grève et faisons du piquetage devant les bases. J’espère que le ministre va décider qu’il en a assez dans son assiette avec les déploiements à l’étranger, qu’il n’a pas besoin d’une désertion massive du personnel de soutien au pays.