Le C.A. de la voie maritime ne gère pas une soupe populaire

2023/10/30 | Par Orian Dorais

Dernière heure : Une entente de principe est intervenue le 29 octobre.
 

Au mois d’octobre 2023, le Québec fait face à ni plus ni moins qu’une apocalypse économique! Les médias parlent du possible ralentissement de certaines industries, de pénuries, d’entreprises en péril et d’embouteillages dans nos ports. Tous ces problèmes risqueraient de générer des ruptures de stock et une flambée des prix dans l’Est du Canada, qui n’auraient, comme d’habitude, rien à voir avec la pingrerie des grandes entreprises.

La raison de tout ce chambardement? Une grève des employés de la Voie Maritime du Saint-Laurent, représentés par Unifor (FTQ). Selon le conseil d’administration de la voie maritime, l’offre patronale est formidable, exceptionnelle même, mais la grève est survenue à cause d’un vilain syndicat intransigeant.

À mon ton ironique, vous aurez compris que le Conseil d’administration (C.A.) – sur lequel siègent plusieurs grandes compagnies maritimes canadiennes – et les chefs d’industrie qui dénoncent cette grève déforment la réalité à leur avantage. Avec leurs discours alarmistes, ils tentent de créer un climat de peur chez la population, pour que cette dernière s’insurge contre les syndiqués, dont les revendications sont des plus légitimes.

On assiste en fait à une véritable opération de guerre psychologique, par laquelle l’élite économique tente de masquer sa responsabilité dans le conflit de travail et en faire porter l’odieux aux grévistes. Une perspective différente sur la situation avec Daniel Cloutier, directeur québécois d’UNIFOR.

Orian Dorais : Dans ses communiqués officiels, l’employeur se vante de proposer une offre salariale plus que généreuse. Pourtant, 99% de vos membres, à la voie maritime, ont voté pour la grève et le principal litige est le salaire…

Daniel Cloutier : Pour commencer, je voudrais rétablir quelques faits. Le salaire moyen, à la voie maritime, c’est 30$ de l’heure. Déjà, en temps normal, on viendra pas nous faire croire que c’est extravagant, mais là, en plus, on est en période d’inflation élevée. En plus, les principaux centres d’opération sont situés à Beauharnois ou Saint-Lambert, c’est pas exactement les banlieues les plus abordables, au contraire. Nos membres doivent quand même être à proximité de leur lieu de travail, parce que l’usage du télétravail est restreint.

L’employeur prétend que les travailleurs ont « battu » l’inflation dans les dernières années. D’abord, on serait curieux de voir en détail les calculs du C.A. pour arriver à cette conclusion-là, parce que je peux vous dire que la plupart de nos syndiqués n’ont pas battu l’inflation en 2022, ni en 2023, et, avec l’offre patronale qui est de moins de 9% sur trois ans, c’est certain qu’on la rattrapera pas dans le futur.

Les derniers chiffres disent qu’elle est à 4%, alors qu’on nous propose moins de 3% par année. Et c’est quoi la logique de l’employeur? On aurait battu l’inflation pendant quelques années… donc il faut nous pénaliser? Dès que la conjoncture économique n’est pas optimale faudrait en faire porter le poids aux travailleurs? J’ajoute que le même C.A. qui prétend que nos demandes sont déraisonnables a octroyé une hausse de salaire à son président. Il faisait 600 000$ et est maintenant rendu à 805 000$!

O. D. : Dans ses communiqués, l’employeur prétend que vous demandez des conditions similaires à celles qui existent dans l’industrie automobile et que c’est cela qui est exagéré.

D. C. : Selon moi, c’est un argument bidon. D’abord, je ne crois pas que les ententes conclues dans l’industrie automobile sont « exagérément généreuses », comme on semble l’insinuer ici. Dans les dernières années, il y a eu des ententes conclues avec Ford ou GM qui étaient bonnes, en effet, comme les ouvriers méritent d’en avoir. Donc, si nos membres demandaient les mêmes conditions que les travailleurs de l’industrie automobile, ce serait encore dans le champ du raisonnable. Mais, de toute façon, ce n’est pas le cas.

La négo à la Voie Maritime est complètement différente. Il y a quelques similarités avec ce qui a été conclu dans le secteur automobile, mais l’employeur cite deux-trois données sur une centaine pour prétendre qu’on réclame exactement les mêmes ententes.

O. D. : Quelles sont ces similarités?

D. C. : La principale à laquelle je peux penser, c’est le fait que cette offre-là nous permettrait de la battre pour de vrai, l’inflation.

Tous les secteurs essaient de faire ça, mais, pour l’employeur, c’est plus avantageux de nous comparer à un seul, très lucratif, celui de l’automobile. En plus, le président va plaider que la Corporation de Gestion de la Voie Maritime est un organisme à but non-lucratif et qu’il n’a pas les moyens d’offrir les mêmes conditions que Ford, mais, un instant!

Le C.A. ne gère pas une soupe populaire! Oui, la Corporation de gestion est à but non-lucratif, mais plusieurs grands armateurs de l’Est du Canada siègent sur le C.A. et une partie du budget d’exploitation vient d’eux. Je serais curieux de voir si ces entreprises-là ont haussé leurs prix en fonction de l’inflation. Si oui, elles pourraient partager leurs profits avec les travailleurs. Il y a des milliards de dollars qui transitent par-là, on pourrait peut-être en partager une petite partie avec ceux et celles qui font marcher la voie maritime. En plus, le gouvernement fédéral défraie une partie du budget!

O. D. : Et comment qualifieriez-vous les tactiques de l’employeur depuis le début du conflit?

D. C. : C’est certain qu’une négociation, ça repose sur une confiance relative entre les parties. Déjà, avant le conflit de travail, l’employeur a violé à répétition les dispositions sur la sous-traitance. On a déposé vingt griefs à ce sujet-là; on en a gagné dix-huit, donc inutile de dire qu’il y a certains doutes qui s’installent.

Depuis le début de la grève, l’employeur essaie d’émouvoir la population, avec des déclarations comme « vos cadeaux de Noël seront pas sur les étals », « on va perdre 110 millions par jour », « on va manquer de grains », etc. Et je comprends les gens d’être inquiets, je comprends les producteurs de grains de pas vouloir perdre des récoltes, mais venez pas voir nos syndiqués. Parlez-en aux armateurs et au gouvernement fédéral!

O. D. :  François Legault et Doug Ford ont décidé de se prononcer sur le conflit, en disant qu’ils espèrent une résolution rapide, pour le bien de la population, bien sûr. Dans le contexte, ça voudrait dire limiter vos demandes…

D. C. : Ouais, on a l’impression d’entendre : « Travailleurs, travailleuses, sacrifiez-vous pour la patrie. » Mais, faut pas se tromper, quand Legault et Ford font des sorties comme ça, ils parlent pour leurs chums affairistes. J’ai pas vu les politiciens se plaindre au C.A., aux compagnies maritimes ou encore aux industries qui profitent de la voie maritime sans contribuer à la sortie de crise.

Les premiers ministres provinciaux, quand ils disent parler pour le gens ordinaires, on les prendrait peut-être au sérieux s’ils tentaient de limiter la cupidité des grandes corporations, qui a causé le conflit de travail, mais aussi une bonne partie de l’inflation récente. Notre grève est responsable d’aucune difficulté économique et nos syndiqués n’essaient pas de voler l’assiette de qui que ce soit, ils veulent juste que la leur reste correctement remplie.

O. D. : En terminant, pourriez-vous détailler pourquoi il est important de retenir une main-d’œuvre qualifiée à la voie maritime?

D. C. : Là où on rejoint Legault, Ford et autres corporatistes, c’est quand ils disent que la voie maritime est une artère névralgique. Unifor est d’accord avec ça. Et c’est justement pour ça que ça prend des employés heureux qui travaillent dans des bonnes conditions. On demande pas que nos membres soient traités comme des Prima Donna, on veut juste qu’ils soient traités pour ce qu’ils sont : des gens qualifiés et compétents dans leur domaine.

Si nous n’obtenons pas une bonne entente, il va y avoir de plus en plus de problèmes d’attraction et de rétention de personnel. En ce moment, il y a des postes de mécaniciens qui sont vacants depuis plus qu’un an, c’était jamais arrivé avant. Et, malgré tout ce qu’on a pu lire comme campagne négative, ça fait cinquante-cinq ans que le service de la voie maritime est ininterrompu grâce aux travailleurs! Ce ne sont pas des employés belliqueux et récalcitrants, donc je trouve assez injustes d’essayer de les blâmer pour ce qui se passe.