Si le gouvernement ne veut pas de système public, qu’il le dise!

2023/11/28 | Par Orian Dorais

Alors que, depuis le début de l’automne 2023, les semaines de négociations s’étirent et se ressemblent, les grévistes du Front commun bravent le froid de novembre pour trois jours de débrayage. Face à ce mouvement social d’envergure, le gouvernement continue d’ânonner des excuses malhonnêtes (« On n’a pas d’argent », « Il faudrait augmenter les impôts ») pour refuser de bien rémunérer sa fonction publique. Pourtant, les syndicats ne sont pas dupes : l’enjeu de la lutte actuelle est ni plus ni moins que la survie du modèle québécois.

Le secteur public a été fragilisé par quinze ans d’austérité libérale, ainsi que par la pandémie. Des dizaines de milliers de postes essentiels sont désormais vacants, tandis que pullulent les positions de cadres et de gestionnaires. Une convention collective insatisfaisante et l’adoption des réformes centralisatrices de la CAQ  risqueraient de transformer notre État-providence en un système semi-privé à l’américaine, ce qui serait désastreux pour les individus les plus pauvres de notre société. Je m’entretiens plus en profondeur à ce sujet avec Robert Comeau, président de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS).

Orian Dorais : Robert, comment s’est déroulée la mobilisation au sein de votre syndicat, depuis la formation du Front commun?

Robert Comeau : Disons que, pour l’APTS, c’était important de faire partie de cette alliance, parce que nous partageons plusieurs enjeux avec les autres syndicats. La question de l’appauvrissement, bien entendu, est sur les lèvres de tous ceux et celles qui travaillent dans les services publics, mais il y a aussi une levée de boucliers contre le projet de loi 15, qui risque d’affecter les conditions de travail dans l’ensemble du réseau de la santé.

Nos collègues en éducation ont des craintes similaires avec l’éventuelle loi 23. On l’a vu en 2004 et de 2014 à 2016, dès qu’il y a des problèmes dans le public, au lieu d’améliorer la démocratie au sein des institutions étatiques et d’augmenter leur financement, le gouvernement choisit de réformer les structures. Autrement dit d’augmenter la bureaucratie et la centralisation.

Avec les projets de réforme, ça va devenir ingérable. Tout ça pour dire que, dans l’APTS, les discussions n’ont pas été longues : les membres ont voté unanimement pour se joindre au Front commun et notre intégration a été assez naturelle. Le sentiment de solidarité intersyndicale était fort… tout comme le sentiment d’écœurement partagé (rires).
 

O. D. : Et, depuis l’annonce des moyens de pression, comment la situation évolue-t-elle chez vous?

R. C. : Nous avons tenu des assemblées de grève au début de l’automne et nos membres se sont prononcés en faveur du débrayage à plus de 95%. Il faut dire que l’APTS compte 86% de femmes et que le front commun est féminin à 75%. Une bonne fois pour toutes, on veut faire comprendre aux mononcles’ du gouvernement que les métiers de la santé sont des professions, pas des « vocations naturelles » qui ne mériteraient pas de rémunération !

Les femmes majoritaires dans le réseau public ont autant droit à de bonnes conditions de travail que les hommes majoritaires dans l’entreprise privée, que la CAQ semble toujours favoriser. Parlant de ça, on est tannés de voir les boites privées faire la loi dans le secteur de la santé. Souvent, j’ai des membres qui m’envoient des offres d’emploi venant d’agences qui offrent dix, quinze, parfois vingt piasses de l’heure supplémentaire, pour le même emploi au public. Sauf que c’est l’État qui paie les agences, avec nos impôts. Donc, le gouvernement accepte de mieux payer le personnel… quand la demande émane d’une agence privée qui se fait un profit ! Mais, quand ça émane du syndicat, c’est immédiatement une fin de non-recevoir.

O. D. : Mais le gouvernement prétend ne pas avoir les moyens de payer. Même si la dette du Québec est historiquement basse et que le Fonds des générations va atteindre dix-neuf milliards au printemps 2024. Mais nous n’avons pas d’argent !

R. C. : On entend toujours la même chose quand il y a des alliances intersyndicales. Comme par hasard, chaque fois qu’il y a des négos, on voit une récession à l’horizon ou on annonce un trou dans les finances publiques. Je pense que les gens sont tannés de se faire rouler dans la farine. Je ne dis pas qu’il faudrait nécessairement piger dans le Fonds des générations, mais il faut trouver des ressources pour maintenir des services essentiels de qualité.

Si le gouvernement ne veut pas d’un système public, qu’il le dise! Mais il prétend vouloir maintenir les acquis des années ’60. Alors qu’il trouve une manière de payer, comme il a trouvé des milliards pour son « bouclier anti-inflation » qui a été dépensé en deux semaines l’an passé.

O. D. : La question du salaire revient souvent, mais y’a-t-il d’autres enjeux sur lesquels vous voudriez attirer l’attention?

R. C. : Bien entendu, on dénonce la surcharge de travail depuis des années. C’est certain que, pour la diminuer, il faudrait engager plus de gens, mais c’est difficile de recruter de la main-d’œuvre quand les conditions de travail sont aussi difficiles. Sinon, on veut « l’automatisation de l’autonomie » professionnelle (rires), donc, par exemple, si une travailleuse sociale fait des interventions auprès d’une personne en situation de dépendance, elle devrait pouvoir juger de combien de séances sont nécessaires sans avoir besoin de renvoyer ça à un gestionnaire qui n’y connait rien parce qu’il a étudié en administration.

Faites confiance au personnel! On aimerait aussi revenir à des structures plus locales. Avant, les gens avaient un sentiment d’appartenance à un CLSC ou à une clinique. Maintenant, tout le monde évolue au sein d’immenses CISSS ou CIUSS. Et la création de l’agence Santé-Québec rendrait le tout encore plus impersonnel.

O. D. : Sentez-vous un appui populaire?

R. C. : Oui, quand même! On a même vu des patients en chaise roulante sur les lignes de piquetage. On réalise que le soutien de la population est fragile et on est soucieux de le préserver. Les gens doivent savoir que les syndicats sont soucieux de maintenir les services essentiels et que la grève générale illimitée n’est pas une fin en soi, mais en tant que président, j’ai la responsabilité de négocier une entente que mes membres vont accepter.

Ce ne sera pas d’avance si on évite la grève, mais qu’on présente une offre diluée que nos syndiquées vont rejeter. On va faire ce qui est nécessaire pour mettre de la pression au gouvernement, qui, je le souligne pourrait régler la crise en deux semaines. Au lieu de ça, il se traine les pieds en négos. Malgré tout, j’ai espoir qu’on pourrait régler avant Noël.

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L’APTS regroupe la majorité du personnel professionnel et technique du secteur public de la santé et des services sociaux du Québec. Elle regroupe plus de 65 000 personnes diplômées universitaires et collégiales, réparties dans 54 établissements de santé et services sociaux sur presque tout le territoire du Québec.

Les membres du syndicat, dont 86 % sont des femmes, occupent plus d’une centaine de titres d’emploi distincts dans cinq secteurs d’activités, soit le diagnostic (laboratoires et imagerie médicale), la réadaptation, la nutrition, les services psychosociaux ainsi que la prévention et le soutien clinique. On les retrouve dans des établissements aux missions variées : les centres hospitaliers, les centres jeunesse, les centres de réadaptation, les centres d’hébergement, les instituts et les CLSC.