Front commun : Sans changements, la saignée va se poursuivre

2023/10/06 | Par Orian Dorais

Si l'on se fie à l'histoire récente, négocier avec un front commun de la fonction publique est toujours un exercice délicat pour un gouvernement. En décembre 2005, les libéraux avaient usé d'une loi scélérate pour forcer le retour au travail des centaines de milliers de travailleurs en grève. Quinze mois plus tard, le PLQ enregistrait l'un des pires scores de son histoire (33%) lors de l'élection provinciale de 2007 et se retrouvait en situation minoritaire.

Les négociations avec les alliances intersyndicales en 2010 et 2015 ont certes été moins dramatiques, mais ni Jean Charest ni Philippe Couillard n'ont su donner de réponses satisfaisantes aux exigences des syndicats. Cette intransigeance a probablement contribué à leur défaite respective en 2012 et 2018.

La pandémie a permis à François Legault d'éviter la formation d'un front commun en 2020, mais il y est aujourd'hui confronté, alors que son gouvernement montre de plus en plus de signes de fatigue. Des négociations bâclées avec les employés de l'État pourraient-elles constituer le début de la fin pour la CAQ? Chose certaine, le secteur public a besoin d'un sérieux changement d'orientation. Coup d'oeil sur les enjeux des présentes négociations, avec Jean-François Guilbault, président du Syndicat de Champlain (CSQ).
 

Orian Dorais : M. Guilbault, comment se déroule la mobilisation dans votre propre syndicat?

Jean-François Guilbault : En commençant, vous n'êtes pas sans savoir que le personnel scolaire est à bout de souffle. Donc, après les consultations menées auprès de nos membres au printemps 2022, on est ressorti avec un mandat assez clair : hausser les moyens de pression. Juste après l'élection d'octobre 2022, le syndicat a déposé ses demandes et, depuis plusieurs mois, on multiplie les campagnes de visibilité. On fait des représentations, à la fois dans les médias traditionnels et sur les réseaux sociaux, du placardage, des manifestations, des visites auprès des députés, etc.

On pratique aussi la chasse au ministre de l'Éducation (rires), si je puis dire, dans le sens où on suit M. Drainville chaque fois qu'il se présente sur notre territoire, pour lui faire passer notre message. Sinon, pour montrer notre appartenance au mouvement, nos membres portent les couleurs du front commun chaque jeudi. À ce propos, au moment où je vous parle, le Syndicat de Champlain est en train de tenir des assemblées générales pour les cinq accréditations qu'il représente et les membres vont avoir à se prononcer sur une possible grève, dans le contexte du front. 
 

Un appui populaire

O.D. : Pensez-vous que nous nous dirigeons vers une grève générale illimitée du secteur public, similaire en envergure à celle de '72?

J.-F.G. : Vous comprendrez que je n'étais pas là, il y a cinquante ans, mais je peux vous dire que ça fait vingt-cinq ans que j'œuvre dans le milieu de l'éducation et plus de vingt ans que je m'implique au niveau syndical, et je n'ai jamais vu un soutien aussi fort à des mandats pouvant aller jusqu'à la grève illimitée.

Si vous me passez l'expression, le niveau d'écœurement généralisé chez le personnel enseignant et de soutien atteint des sommets, donc l’appui aux actions du front commun est solide, et pas juste chez les syndiqués.

Un récent sondage montrait que 87% des citoyens appuient nos demandes ! Après, comme je le dis toujours, la grève n'est pas une fin en soi, le syndicat va toujours rester ouvert aux discussions... si le gouvernement est de bonne foi. Si ce n'est pas le cas, on va prendre les mesures qu'il faudra, avec le support de la population, ce qui n'a pas toujours été le cas.

O.D. : D'après ce que vous me dites, on dirait que ce front commun est différent de ceux de 2005, 2010 et 2015...

J.-F.G. : Oui, clairement, le contexte est différent. Cette fois-ci, l'opinion publique penche beaucoup plus de notre côté et ça se ressent sur le terrain, ce qui est plus positif. Par contre, ce qui est beaucoup plus négatif, c'est que nos membres vivent de plein fouet toutes les difficultés accumulées depuis plusieurs années.

La situation était déjà tendue avant 2020, mais la pandémie a poussé le secteur public jusqu'à son extrême limite. Le nombre de démissions et de retraites anticipées a explosé, on manque de monde partout. On dirait que les gens n'ont plus rien à perdre. Par ailleurs, après deux années d'enseignement à distance, beaucoup d'élèves ont développé des retards d'apprentissage et vivent des situations précaires, donc ça augmente encore la charge de travail du personnel, alors que les ressources sont de plus en plus rares. Des travailleurs sociaux, on en cherche, des psychologues, on en cherche, des orthopédagogues, on en cherche...
 

La pénurie de main-d’œuvre

O.D. : Selon toute vraisemblance, il manquerait des dizaines de milliers d'employés sur le terrain, dans le secteur public. 50 000 juste en santé, des milliers en éducation, surtout si l'on compte tous les enseignants non légalement qualifiés... Diriez-vous que votre situation représente une tendance généralisée?

J.-F.G. : J'ai peur que oui. Dans les trois centres de services que nous représentons, il y aurait 700 professeurs non légalement qualifiés! Toutes les listes de candidatures sont épuisées, et encore, c'est pire dans certains établissements. Plusieurs jours après la rentrée, il y avait encore des centaines de postes d'enseignants vacants. Et je vous épargne tout ce qui se passe en santé. Les réseaux essentiels sont à un point de rupture et, sans changements, la saignée va se poursuivre. Les négociations actuelles, c'est un rendez-vous historique et le gouvernement doit se montrer à la hauteur, pour assurer la pérennité de la fonction publique.

Les revendications

O.D. : Y a-t-il des revendications communes à toutes les professions et tables sectorielles que vous représentez?

J.-F.G. : En effet, les revendications de la table intersectorielle sont communes. Au niveau du salaire, on demande 9% sur trois ans – pas sur cinq ans, comme le propose le gouvernement – et un mécanisme automatique d'ajustement à l'inflation. Avant, le public était la locomotive des conditions salariales; aujourd'hui, on est souvent à la remorque du privé. Donc, les mesures qu'on demande permettraient un rattrapage. On demande également une plus grande contribution de l'employeur aux assurances collectives et une bonification du régime d'assurance parentale. Comme vous savez, les congés de paternité et d'adoption ne sont que de cinq semaines.

Le gouvernement devrait aussi mettre en place une loi pour mieux protéger les lanceurs d'alerte de possibles représailles. Enfin, du côté des retraites, il faut offrir des conditions qui favorisent la rétention volontaire; les employés qui veulent continuer à travailler passé l'âge de la retraite devraient avoir des avantages. Il faudrait allonger la retraite progressive et bonifier la rente au-dessus de 65 ans. Pourtant, alors que le manque de main-d'œuvre est criant, le gouvernement maintient des mesures punitives quand nos membres restent après 65 ans!