Immigration : Les gens d’affaires avant le regroupement familial

2023/11/28 | Par Anne Michèle Meggs

Les exemples de l’approche utilitariste du gouvernement en matière d’immigration abondent. Cependant, la cerise sur le sundae se trouve dans la politique de planification de l’immigration pour 2024, annoncée le 1er novembre dernier. On y voit peut-être l’ultime pied de nez aux personnes immigrantes qui, aux yeux du gouvernement, ne sont pas « utiles » pour le Québec, c’est-à-dire celles de la catégorie du regroupement familial.

Dès la campagne électorale de 2018, le premier ministre mettait un accent particulier sur cette catégorie, répétant à plusieurs reprises qu’il fallait absolument que le Québec « rapatrie » l’ensemble des pouvoirs la concernant. Il n’était pas très clair sur les motifs. Il semblerait, à l’entendre, que cette catégorie était particulièrement néfaste pour l’avenir du français au Québec. Il s’agit d’un argument peu convaincant puisque cette catégorie ne représente qu’à peine 24 % de l’immigration permanente et que la moitié des personnes admises déclarent pouvoir communiquer en français lors de leur admission. De plus, la moitié sont des enfants de moins de 14 ans et seront donc inscrits dans les écoles françaises du Québec.

L’argent plutôt que les familles

Cinq ans plus tard, la planification annoncée par le gouvernement privilégie clairement l’argent au regroupement des familles québécoises. Car n’oublions pas que les personnes qui parrainent les conjointes ou conjoints et leurs enfants à l’étranger sont les Québécoises et Québécois « de souche » ou qui ont obtenu un statut permanent grâce à la sélection québécoise.

Le plan d’immigration pour l’année 2024 prévoit une croissance continue de la catégorie économique, tout en maintenant stable le seuil pour la catégorie familiale. De plus, il annonce l’admission de 6 600 personnes de la sous-catégorie « gens d’affaires » au-delà du seuil régulier de 50 000 admissions et des quelques 6 500 admissions additionnelles prévues dans le cadre du Programme d’expérience Québec-diplômés maintenant réservé à des jeunes diplômés ayant fait des études en français.  

Il est légitime que le gouvernement sélectionne plus de personnes dans la catégorie économique. Mais la sélection économique génère les demandes de regroupement familial. Plusieurs témoignages ont souligné ce fait incontestable, lors des consultations devant la Commission parlementaire sur la planification de l’immigration.

Les demandes de résidence permanente dans la catégorie « regroupement familial » – dont les dossiers sont approuvés par le fédéral, les ententes de personne garante signées avec le Québec et les Certificats de sélection du Québec délivrés – s’accumulent à Ottawa parce que le gouvernement du Québec n’en reconnait pas la pertinence économique et refuse d’augmenter les seuils de cette catégorie.
 
Le résultat est aussi évident qu’inévitable. En date du 20 novembre 2023, le délai de traitement d’une demande de résidence permanente du Québec pour le parrainage d’un conjoint ou d’une conjointe déjà au Québec avec un statut temporaire était de 25 mois. Le délai pour la même demande émanant d’une autre province était de 10 mois. Lorsque le partenaire parrainé était toujours à l’étranger, l’attente au Québec était de 33 mois; dans le reste du Canada, 13 mois. Pire encore pour le parrainage d’un parent ou un grand-parent; au Québec, le délai à prévoir était de 47 mois, mais dans le reste du Canada, 22 mois.
 
Cette situation est inhumaine et inexplicable. Une des orientations du gouvernement pour les deux prochaines années est « de favoriser l’intégration sur le marché du travail des personnes issues de toutes les catégories d’immigration ». Le gouvernement sait très bien que la plupart des conjointes et conjoints ont l’intention de travailler dès leur arrivée. De plus, des modifications réglementaires annoncées au mois de mai feront en sorte que la personne garante s’engage à soutenir l'apprentissage du français de la personne parrainée.

Les gens d’affaires

La démarche gouvernementale est tout autre pour la sous-catégorie « gens d’affaires ». Dans ce cas, on sait qu’il y avait 15 400 de ces riches investisseurs et membres de leurs familles sélectionnées par le Québec en attente de leur résidence permanente à la fin de 2022.

Contrairement à la stabilisation des seuils pour la catégorie familiale, le gouvernement n’a pas cessé d’augmenter les seuils des admissions pour la sous-catégorie des gens d’affaires dans un effort pour réduire les dossiers en attente de demandes de résidence permanente des investisseurs.

En 2020 et 2021, le nombre d’admissions dans cette sous-catégorie n’avait pas atteint le seuil prévu. Pourquoi? Parce que la vaste majorité des immigrants investisseurs sont originaires de la Chine et que la politique très restrictive de confinement de la Chine liée à la pandémie a empêché les personnes de quitter le pays.

Le Québec fait cependant rapidement du rattrapage. En 2022, les admissions additionnelles prévues en « rééquilibrage » postpandémie ont permis au gouvernement de dépasser le seuil prévu dans cette sous-catégorie – 5 196 admissions d’investisseurs avec un seuil établi à 4 300. En 2023, le rattrapage continue avec 5 035 immigrants investisseurs déjà admis à la fin septembre, même si le seuil a été maintenu à 4 300. Maintenant, dans le Plan d’immigration pour 2024, on voit un seuil établi entre 6 600 et 7 900 admissions de gens d’affaires, si on additionne les cibles « régulières » et celles « hors des cibles régulières ».
 
Rappelons quelques faits concernant les personnes admises dans la sous-catégorie « investisseurs ». Au cours de la décennie 2012 et 2021, seulement 16 % étaient toujours au Québec en janvier 2023. Originaires presque exclusivement de la Chine, celles qui attendent leur résidence permanente sont très peu nombreuses à déclarer pouvoir communiquer en français.

Le programme est suspendu depuis novembre 2019, mais renaîtra de ses cendres en janvier 2024 avec quelques nouvelles conditions, notamment un séjour d’un an au Québec avant de présenter une demande et une connaissance du français de niveau 7. Il faudra chercher ailleurs qu’en Chine pour en trouver.

Même avec ces nouvelles conditions, le programme demeure un mécanisme qui permet à des ultra-riches d’acheter la résidence permanente et donc la citoyenneté canadienne. L’émission Enquête de Radio-Canada a diffusé en septembre 2018 un reportage en profondeur peu flatteur du programme. Il présente des consultants qui expliquaient à des demandeurs, avec des fortunes parfois de source louche et sans une résidence au Québec, comment contourner les conditions d’admissibilité. Il note en même temps que « le programme est une manne pour les courtiers et les institutions financières, comme Desjardins et la Banque Nationale ». Le ministre d’alors, David Heurtel, a reconnu le problème de rétention, mais est cité pour avoir déclaré : « Même si l'immigrant investisseur va ailleurs au Canada, l'argent reste. »
 
Les valeurs québécoises

Récapitulons. Avec sa planification utilitariste de l’immigration, ce gouvernement met les bouchées doubles pour baisser les demandes en attente dans un programme qui attire l’argent des personnes de l’étranger, plutôt que les personnes elles-mêmes. En même temps, on ne voit pas la même préoccupation pour les demandes en attente qui permettront le regroupement des familles québécoises. Il est à se demander s’il trouve qu’il faudra trop investir dans tous ces enfants de l’étranger avant qu’ils ne deviennent rentables pour le Québec.

Le premier ministre a souvent laissé entendre que l’immigration pourrait avoir un effet néfaste sur les valeurs québécoises, comme stipulé dans notre Charte des droits et libertés de la personne. N’oublions pas que cette même Charte considère que « tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité et ont droit à une égale protection de la loi ».